CHAPITRE IX

 

 

      À l’autre extrémité du bâtiment qui, élevé à l’orée de la forêt de Chantilly, constituait la clinique du docteur Stewe, René était seul dans sa chambre, cette forteresse hérissée de paratonnerres, où il s’ennuyait à mourir.

      Il pleuvait. René avait renoncé à regarder la téléreliefcolor, et il avait vainement ouvert un livre. Tout lui paraissait insipide, assommant…

      Cette vie en vase clos lui déplaisait souverainement, à lui, le jeune athlète, toujours dynamique et enjoué, peu fait pour les stagnations larvaires. Mais il avait dû se soumettre aux bonnes raisons formulées par le docteur Stewe, appuyé de la présence de Robin Muscat. Martine, elle-même, considérait leur     claustration volontaire   comme  provisoirement indispensable. Il était hors de doute que l’entité Ric allait récidiver, de façon quelconque.

      René  savait,  comme  Martine,  que  Ric  vivait  toujours.  Il  ne  s’en expliquait pas la raison, il ignorait la nature nouvelle adoptée par celui qui avait toujours été pour lui un compagnon fraternel. Mais il s’attendait à tout, et les précautions du style paratonnerre, prises pour barrer comme une forteresse le pavillon qui les abritait, ne le rassuraient qu’à demi.

      Martine certes, avait communiqué avec Ric. Et ce dernier avait paru saisir la parole de Robin Muscat l’incitant à utiliser le poste de télévision pour se faire comprendre.

      Mais ensuite…

      Devant l’inanité de ses efforts, l’homme-foudre s’était dangereusement irrité. Et René croyait encore sentir dans sa  chair, l’étrange et intime pénétration de cette force insensée, indéterminable, qui avait semblé vouloir s’emparer de son être, en la région exactement délimitée sur son thorax par les dessins capricieux qu’avait inscrits la foudre.

      Étendu, tout habillé, sur son lit, René fumait et rêvassait.

Inutile de préciser que, depuis le début de leur séjour à la clinique, Martine  et  René  n’avaient  guère  parlé  d’autre  chose  que  de  leur extraordinaire aventure. Ils en avaient tiré des conclusions personnelles assez peu optimistes, ignorant encore le résultat des travaux du physicien. La jeune fille, d’ores et déjà, portait le deuil de son fiancé. René partageait ce chagrin. Seulement ils ne pleuraient pas un homme mort, disparu à jamais. Ils redoutaient l’action d’un être énergétique acharné à les contacter, et suffisamment aveugle pour provoquer, autour d’eux et sur eux-mêmes, des dégâts inévaluables.

      Un plan se précisait dans leur esprit. René, non averti des desseins du physicien, pouvait, du moins, discerner aisément ceux du policier :

      – Ma petite Martine, avait-il dit, croyez-le bien, notre présence ici a un double but. On nous protège contre Ric… enfin, contre ce qui correspond désormais à Ric. C’est un fait. Mais, d’autre part, nous sommes, vous et moi, les appâts, les éléments indispensables à la recherche, voire à la capture, de cette force électromagnétique contre laquelle ces messieurs vont avoir à lutter…

      Et Martine avait approuvé. Elle était bien de cet avis. Elle préférait, certes, le séjour à la clinique à celui de son studio dévasté. Là, elle eût été en proie à une terreur perpétuelle, et peut-être en grand danger. René, de son côté, se souciait peu de revivre l’attaque de l’orage en chambre. Surtout, il redoutait le supplice à lui infligé et qui lui avait paru vouloir lui écorcher le

pectoral.

      Mais, l’un et l’autre étaient d’accord, ils ne pouvaient demeurer là plus longtemps. Que peut-on contre un tel adversaire ? Sinon mettre entre lui et soi-même une distance aussi considérable que possible ?

      Martine, comme René, ignorait le rayon d’action de l’entité-Ric. Ils pensaient cependant qu’il y avait une solution, une seule, au cas bizarre qui était le leur…

      René songeait à tout cela, dans l’aimable chambre qui était la sienne, et que le palier séparait de celle de Martine.

      Il fut alerté avant même d’avoir rien ressenti. Rien ne bougea, rien ne vibra dans la chambre. La température ne varia même pas. Et cependant, tout à coup, René eut l’impression de ne plus être seul. Un instant, il demeura immobile. Puis, brusquement, il se redressa, écrasa sa cigarette dans un cendrier.

      – C’est toi, Ric ?

      Aucun nuage ne se formait vers le plafond, qu’instinctivement René inspectait du regard. Les appareils d’éclairage n’étaient nullement perturbés et René ne subissait pas la suffocation inhérente à l’imminence d’un orage, naturel ou vivant comme celui qui l’avait agressé dans sa demeure.

      Pourtant, il en était sûr, en dépit des isolants établis à profusion par les techniciens de Stewe, Ric-force était là, avec lui.

      Malgré son cran, le jeune homme tremblait.

      L’autre était invisible, et incorporel. Pourtant, instinctivement, René avança à travers la pièce, les mains en avant, comme un aveugle.

      – Ric ?… Ric ?… Qu’est-ce que tu me veux ?…

      Il tourna sur lui-même et son visage crispé se refléta dans une haute glace. Il se fit peur et se morigéna.

      – Je suis idiot… Me voilà blême… Ric… tu ne vas pas me tuer… Ric… mon cher Ric… Tu ne veux pas faire de mal à ton vieux René…

      Il parlait tout haut et il s’entendait. Et il entendait aussi combien tout cela sonnait faux combien l’épouvante transgressait dans le timbre de sa voix qu’il ne pouvait plus affermir, dans la banalité cordiale des mots utilisés.

      – Non !… Ric !… Non ! ! ! Pas cela !…

      L’attaque avait été brusque et René portait les mains à sa poitrine. C’était ce qu’il redoutait le plus. La torture entre cuir et chair, l’action électromagnétique de l’être-potentiel sur l’image burinée d’un coup de tonnerre.

      Il se tordit, horriblement anxieux dans l’attente de la souffrance. Il voulait appeler mais les mots se coinçaient dans sa gorge. Et puis, parce qu’il n’était pas une mauviette, parce qu’il était un homme sain et équilibré, il réussit, en dépit du vertige qui l’étreignait, à réaliser ce qui se passait en lui.

      Il ne souffrait pas.

      Et pourtant, Ric-énergie l’assaillait, de son étrange puissance. Mais il semblait, cette fois, que sa tactique eût évolué une fois de plus.

      René avait connu le moment d’égarement qui traverse ceux qui redoutent l’imminence du supplice. Si bien qu’il avait cru, un instant, souffrir réellement. Seulement, il s’analysait, il se contrôlait, et il constatait, avec une lucidité croissante, qu’il éprouvait bien une sensation, un léger picotement à la poitrine, mais que cela n’avait absolument rien de pénible. C’était seulement surprenant. René, les mains crispées contre son sein, scrutait le lent travail silencieux qui pénétrait sa chair…

      Ric agissait sur lui mais, cette fois, avec douceur, avec une délicatesse surprenante. Comme s’il eût compris qu’il ne fallait pas faire souffrir René.

      L’épiderme         était parfois strié de très        légers picotements et des contractions infimes le traversaient. Hautement intrigué, René demeura un instant immobile. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait.

      Sinon, une fois de plus, que Ric, quelle que fût sa forme actuelle, demeurait conscient et qu’il cherchait à se faire comprendre de ceux qui l’avaient connu et aimé alors qu’il était homme.

      La sueur au front, René se vit encore dans le miroir et une idée le traversa.

      Il alla vers la glace, dégrafa sa chemise, ôta son maillot de corps.

Torse nu, il demeura face au miroir, dans la clarté douce des lampes de nuit.

      Ainsi, il  voyait, très  nettement, le  portrait-chair de  Ric,  le  visage, grandeur nature, que la foudre avait inscrit en lui à l’instant précis où elle avait effacé Ric de la norme biologique.

      Et René commença à comprendre…

      Il voyait, sans douleur pour lui, avec tout au plus la sensation que peut produire  une  main  très  douce,  sa  chair  frissonner  légèrement,  ce  qui correspondait aux sensations réduites qui l’agitaient.

      Le visage de Ric, tracé en traits nets, quoique de nature difficilement déterminable, frémissait, comme s’il eût été aussi humain que la chair qui lui servait de base.

      Halluciné, René apercevait, dans le miroir, un faciès qui maintenant semblait vivre, vivre  sur  sa  propre poitrine. Un  visage dont  les  yeux s’animaient, dont les muscles étaient agités de tressautements, dont le front se crispait…

      Et dont les lèvres remuaient…

      Glacé, mais fasciné par cette vision, René regardait, dans le miroir, vivre ce visage tracé sur sa personne, d’indélébile façon. C’était Ric, un Ric fantastique, un Ric insolite, mais vivant comme un film charnel.

      René ne souffrait toujours pas. Il tremblait légèrement et le reflet de Ric continuait à murmurer dans le vide.

      – Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu veux me dire ?…

      Bien sûr, l’image en deux dimensions ne pouvait parler. Mais le trait des lèvres bougeait. Et cela devait former des syllabes, des paroles…

      René fixa son attention, s’astreignit à faire comme les sourds, à essayer de capter le message que Ric envoyait aux humains, selon ce procédé encore inédit.

      Petit à petit, il commença à enregistrer, après des hésitations, des lacunes, et en priant Ric — qui pouvait l’entendre — de répéter, afin de mieux saisir. Et Ric ne se faisait pas prier. Et le visage de rêve recommençait à articuler des paroles silencieuses, que René lisait sur des lèvres de phantasme.

      Ses cheveux se dressaient sur sa tête. Parce que Ric, maintenant, disait ce qu’il voulait…

     

 

 

      M. Lepinson était satisfait, Tout en mâchonnant un cigare, dans son vaste bureau de l’Interplan qui, on s’en souvient, se dressait sur l’antique Butte Montmartre, le grand maître de l’organisation policière inter-planètes en oubliait de pousser des soupirs.

      Devant lui, toujours souriant, il voyait l’énergique visage de Robin Muscat qui achevait son rapport. Il n’y avait plus à se faire de soucis. Grâce au subtil policier et aux différents limiers lancés, en astronefs, de la Terre jusqu’aux satellites de Mars, on pouvait considérer que le rôle de l’Interplan était terminé en ce qui concernait l’affaire du trafic interplanétaire.

      Les pierres radioactives, fruits du sol de ces mondes lointains, ne franchiraient   plus    clandestinement   les    gouffres    spatiaux    et    les gouvernements planétaires pourraient respirer. Ils en garderaient l’apanage.

      – Bravo, Muscat, bravo, mon vieux… Nous aurons droit à des…

      La sonnerie du vidéo intérieur l’interrompit… Il grimaça, agacé, se pencha et grogna :

      – Quoi ?

      – Monsieur le Directeur… un message urgent pour l’inspecteur Muscat qui doit se trouver chez vous…

      – Oui. Il est chez moi. Et alors ? Nous sommes occupés.

      – Monsieur le Directeur, le correspondant insiste…

      Lepinson soupira, bien entendu, et jeta un regard à Robin Muscat. Ce dernier, très calme, émit :

      – Il faudrait peut-être savoir…

      – De qui s’agit-il ? lança Lepinson.

      – Docteur Stewe, Monsieur le Directeur.

      Robin tressaillit légèrement et Lepinson plissa le nez. Cela ne leur disait rien qui vaille, l’enquête sur l’affaire Ric Demarquet n’ayant plus progressé depuis une dizaine de jours, au cours desquels le détective en avait fini avec les trafiquants terro-martiens.

      – Passez-le, dit vivement Lepinson.

      Stewe parut sur l’écran du vidéo.

      Son visage glabre et son crâne chauve luisaient bizarrement dans les étranges lumières des transmissions par ondes et ses yeux pâles de myope, derrière les verres contact qui leur seyaient si parfaitement, n’exprimaient plus l’ironie ou l’intérêt de ce chercheur un peu sceptique qu’était le physicien. Tout au contraire, il semblait, pour la première fois de sa vie, singulièrement angoissé.

      – Pardon, Monsieur le Directeur… Mais je devais avertir Muscat tout de suite… et vous-même…

      Le visage en relief semblait sortir de l’écran invisible, tant Stewe, penché instinctivement, avait souci de convaincre ses interlocuteurs lointains.

      – Que se passe-t-il, Stewe ?

      – Ils ont disparu… tous les deux…

      – Hein ? Martine et René… On les a kidnappés ! Stewe eut une sorte de grondement étouffé :

      – J’aurais   pu   le   croire…   Un   coup   de   notre   ennemi-énergie… Désintégrés eux aussi… dilués par dissociation d’atomes et projetés à travers les espaces… ou métamorphosés en nuées orageuses… Non ! C’est plus bête ! plus stupide que tout ça… C’est…

      Il eut un geste rageur pour exprimer l’intensité de son désarroi :

      – Ils se sont évadés !… Oui, ils sont partis de leur plein gré… Malgré la surveillance de mes infirmières… Et d’ailleurs… comment aurais-je pu supposer…

      – Mais enfin, hurla Lepinson, qu’est-ce qui vous fait croire ?… de leur plein gré, dites-vous… alors qu’ils étaient à l’abri et que…

      Stewe brandit une lettre, si près dans le monde des ondes que Lepinson et l’inspecteur auraient pu la déchiffrer :

      – Regardez ! Ces quelques lignes, rédigées en commun et signées des deux… Ils partent ! Ils se disent en danger malgré nos précautions !… Ils ont filé… Pas la moindre trace !… Sont-ils devenus fous ? Je n’en sais rien, mais voilà le résultat !…

      Robin Muscat, du regard, parcourut la lettre et s’exclama :

      – Nom de Zeus !…

      Il ne l’avait pas fait exprès mais, tout de suite, il se rendit compte de l’ironie de pareille exclamation. Et M. Lepinson ne comprit pas — comme Stewe — pourquoi Robin Muscat commentait sa propre parole :

      – Nom de Zeus… et c’est bien le cas de le dire !… Tapant sur la table, le directeur de l’Interplan hurlait :

      – Au moment où l’Interplan obtenait un succès avec les trafiquants martiens !… Une histoire comme ça !… Nous serons ridiculisés !… Il faut les retrouver, Muscat… vous entendez !… Vous avez carte blanche !… Tous les moyens à votre disposition…

      Déjà, Robin Muscat saluait et filait. Il en était bien convaincu : il ne comprenait pas cette fugue Mais il fallait retrouver Martine et René. À tout prix !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

 

 

LE PIÈGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

      Ils ne m’échapperont pas…

      Oh ! certes, ils ont bien cru y parvenir. Ils ont très adroitement organisé leur fuite. Et ils ont réussi à désorienter le plan du docteur Stewe et de Robin Muscat, qui n’ont pourtant pas l’air d’être des imbéciles…

      Mais moi, je suis en dehors de tout cela. On ne peut pas me dérouter, ni me tromper de façon quelconque. Je suis tout de même arrivé à penser — car je pense, j’existe toujours — qu’il m’était aisé de pénétrer jusqu’aux ondes émises par les cerveaux de ceux auxquels je m’intéresse.

      L’ennui, c’est qu’il m’est difficile, et très pénible, d’organiser le duplex. Je suis un peu dans la situation de l’auditeur de radio ou de télé, passif devant son écran. Je perçois, mais je n’émets pas…

      Cela m’a fait souffrir. Je me suis fâché, mais vainement. Je sentais la colère parcourir mon être… Je ne saurais dire mon corps parce qu’en vérité je ne sais plus ce qui est mon corps, si seulement même j’en possède encore un… J’ai pourtant la perception exacte des choses, quoique de façon très différente de la norme. Je vois, j’entends, je ressens, je respire et je sais… Mais comme un cerveau à l’état pur, un œil électrique ou un écran de radar… Pourtant, je ne suis ni cerveau ni machine.

      J’existe. Voilà tout.

      Ma pensée est moi. Et, malgré tout, je garde une certaine impression de « fini ». Il doit y avoir des limites à l’entité que je suis, bien que ces limites soient infiniment moins draconiennes que celles qui conditionnent le corps humain. Je me sens incroyablement léger, à tel point que je ne supporte aucune contrainte et, perpétuellement, c’est comme si j’étais plongé dans un aquarium d’ondes subtiles, où la lumière et la pensée s’interpénétreraient intimement, sans jamais se heurter ni se causer mutuellement la moindre entrave.

      C’est ainsi que, bien que flottant en deçà du monde où je suis né, je n’ai pas abandonné ce qui m’était cher.

      Tout naturellement, je suis allé vers Martine.

      Je lui ai parlé. J’ai frémi de toute l’énergie qui est moi, de cette nature que je constate aussi aisément expansible que compressible. J’évolue à volonté mais je me rends bien compte qu’il existe quand même une barrière entre ce qu’il est convenu d’appeler l’Univers… et Moi !

      Martine !…

      Je l’ai appelée, et elle ne m’a pas entendu. Je l’ai enveloppée de mes lacs invisibles, caressée de mes ondulations mystérieuses, plus fluides encore que  les  photons  qui  évoluent  à  travers  les  molécules  des  corps  dits transparents, je l’ai bercée au sein de ce moi qui continue à vibrer pour elle.

      Sans résultat.

      Si bien que je me suis demandé si j’étais mort. Si je n’avais pas péri dans la forêt de Senlis. De façon imprévue et subite, mais sans que je puisse absolument situer l’instant précis où j’ai franchi ce singulier passage.

      Après la colère, la souffrance. Et cela a produit un choc en moi. Un choc déterminant des pensées. J’essaye de classer tout cela. C’est, en somme, un mécanisme qui s’est déclenché et mis en marche. Un mécanisme que les Humanoïdes désignent sous le terme d’intelligence.

      C’est ainsi que j’ai songé à utiliser d’autres moyens pour atteindre d’abord Martine et ensuite René.

      Puisque j’étais transformé en énergie, en courant, pourquoi ne pas tenter de vitaliser les appareils fabriqués par les hommes pour capter et domestiquer les courants ? À cela près que je ne suis pas un esclave soumis à un simple commutateur. J’ai constaté, d’autre part, que le bois, la porcelaine, le verre, le caoutchouc, les plastiques en général, me sont étrangers.  Les  étoffes également. Mais le métal, par contre,  m’attire

irrésistiblement. Ainsi que la terre, hospitalière et tiède, l’eau qui, sous son miroir tranquille, recèle pour moi des abris enchanteurs, et les corps, auxquels je peux m’unir intimement, et que je sens délicieusement frissonner à mon incursion.

      J’ai donc commencé, chez Martine. Maladroitement je l’avoue. Je lui ai fait peur, voilà tout. Et puis, souffrant encore davantage de l’effrayer de ma présence, sans résultat pratique, au lieu de fuir à jamais comme j’en ai eu d’abord l’intention, je me suis souvenu de nos travaux en commun. Nous avons  étudié  le  code  Morse-Voretz en  vue  d’un  éventuel séjour dans l’espace. J’ai donc vitalisé les appareils en fréquences graduées. Martine n’est point sotte et elle a fini par comprendre. Elle s’est mise à noter les fréquences, à enregistrer mes messages. Le moyen de transmission était établi.

      Tout a été gâché quand ce policier est venu se mêler de l’histoire.

      Une fois encore, je me suis mis en colère. Je dois reconnaître qu’il m’a parlé avec sympathie, je le sentais fort bien disposé à mon égard et c’est ainsi que je me suis concentré dans le poste reliefcolor. Mais l’expérience, malgré mes efforts, a été désastreuse.

      J’ai tout de même compris bien des choses, et qu’il était nécessaire de retrouver mes contours initiaux, pour redevenir moi-même et rejoindre le monde, la vie, et Martine. J’ai donc cherché mes photos, mes divers portraits.

      Seulement je contrôlais mal ma puissance. Comme j’ai fini par faire sauter les résistances des appareils ménagers du studio de Martine, je me suis jeté trop violemment sur mes images et je les ai stupidement calcinées les unes après les autres. J’ai récidivé chez René, après de vaines tentatives pour lui parler. Là, j’étais fou de désespoir. Chez lui, j’ai tout fait sauter dès le départ, par un court-circuit. Je ne voulais pas lui faire peur, ni lui faire aucun mal. J’ai bien trop d’affection pour lui. J’ai cherché seulement à me rapprocher de son être, à tenter d’éveiller son attention par ma seule présence.

      Je n’ai réussi qu’à l’irriter, à le fatiguer, à l’énerver.

      À bout d’arguments, j’ai utilisé mon pouvoir sur l’atmosphère et sur l’eau en condensant l’humidité de l’air, en ionisant les particules des gaz de l’air, en provoquant, sans trop le faire exprès, un orage…

      Je me débattais en moi-même tandis que René fuyait de pièce en pièce, totalement affolé.

      Pas  plus  que  moi,  au  désespoir  de  lui  faire  du mal, bien involontairement…

      Il fallait en finir ! Mon cher René, puis-je, moi, ton cher, ton vieux Ric, ton frère d’élection, te faire le moindre mal de mon plein gré ? Et je t’en faisais, du mal, je te harcelais en provoquant autour de toi cet horrible phénomène… J’ai décidé de me saborder, en crevant la nue, en répandant en pluie la masse électrifiée que j’avais élaborée…

      Ensuite, Robin Muscat est arrivé avec le docteur Stewe et les autres. René leur a raconté ce qui s’était passé — du moins ce qu’il avait observé de son côté, opposé au mien. Et, avec Martine, ils ont décidé de fuir…

      Il ne m’a pas été difficile de les suivre…

      À la clinique du docteur Stewe, c’était autre chose. Même si j’avais voulu provoquer un nouvel orage, cela m’eût été impossible. Ou tout au moins inefficace, car Stewe avait imaginé un système d’isolement extrêmement simple quant au principe et très complexe quant à l’organisation qui me faisait me heurter, à chaque tentative, à la pointe redoutable d’un paratonnerre, ou à la muraille, moins hostile mais tout aussi infranchissable, d’un isolant protecteur.

      Je me méfie des catalyseurs. Je les sens comme des chausse-trapes. Il me semble que, d’un seul coup, tout mon être immense pourrait se résorber dans cette pointe d’aiguille, et que des proportions gigantesques qui sont les miennes, je serais instantanément précipité dans l’infiniment petit… Et cela, je ne sais pourquoi, me fait très peur.

      Tous ces événements m’ont édifié sur mes propres maladresses. Désormais, je m’évertue à me contrôler, je me contrains à n’utiliser ma puissance que de façon rationnelle…

      Trop tard pour ne pas avoir détruit tout ce qui représentait mon image AVANT l’événement.

      Il y avait, dans les bureaux-laboratoires de l’Interplan, un film-enquête, retraçant tout ce qui s’était passé. J’ai aussi tenté de m’incorporer à la séquence qui me représentait et qui avait été réalisée grâce à des documents fournis par Martine et par René.

      Cette partie du film a fondu, comme le reste.

      Certes, je sais qu’il existe encore une image de moi, une seule…

      Mais j’ai scrupule à l’atteindre, cette image. J’ai déjà fait plusieurs tentatives. Seulement, René souffre.

      Je me suis réglé, petit à petit, sur une fréquence plus discrète. C’est ainsi que, ne pouvant déchaîner d’orage dans l’enceinte de la clinique de Stewe, qui est une forteresse anti-tonnerre, j’ai pu me rapprocher de René, plus aisément en raison du fait que mon image est tracée sur sa poitrine.

      J’ai utilisé ce cliché dû à la foudre. Il a compris, aux frémissements de son épiderme et, sans lui faire éprouver la moindre douleur, cette fois, j’ai animé mon propre reflet incrusté dans sa chair. Il a lu, dans le miroir, sur les lèvres de cet autre Ric. Et il a eu peur de ce que je lui ai demandé.

      C’est pour cela qu’il a alerté Martine, qu’ils se sont concertés…

      Et qu’ils ont fui !

      Maintenant, ils ont atteint la planète Vénus. Cela ne leur a pas été très difficile.   René   est   fonctionnaire-interprète  à   la   C.I.T.   (Compagnie Interplanétaire de Transports) et ils ont obtenu sans peine deux places sur le premier astronef en partance. Ils avaient bien calculé leur coup. On ne s’est aperçu de leur fugue, à la clinique, que plusieurs heures après. Ils étaient déjà à des centaines de milliers de kilomètres de la Terre.

      Je sais bien que ce n’est ni la science physique de Stewe, ni la sagacité policière de Robin Muscat, qu’ils redoutent ainsi.

      C’est de moi qu’ils ont peur…

      Je dis que j’étais maladroit. Je le suis encore, d’une autre façon. J’ai réussi à  endiguer mon débordement énergétique, mais  mes pensées, à présent, sont, sinon moins raisonnables, du moins différemment raisonnables.

      J’ai l’impression qu’il y a un abîme entre la pensée des vivants et la mienne. Non que je ne sois plus un vivant, mais il est bien certain que j’existe autrement et que, par conséquent, je pense aussi autrement.

      J’ai donc fait savoir ce que je voulais à René.

      Me retrouver moi-même, en réalisant ce qui avait été ma forme première. Comme je ne puis y parvenir de ma propre volonté, j’ai besoin d’un appui. Toutes mes images étant détruites par ma maladresse, il me reste le portrait vivant que porte René. René a paru effaré que je veuille ainsi utiliser son corps comme tremplin. Je m’en suis bien aperçu…

      Je lui ai fait savoir ensuite que, si cela était impossible, car il me faut tout prévoir, je tenterai alors d’attirer Martine à moi. Je n’imagine pas pouvoir exister sans elle et, comme nous sommes de natures différentes, désormais, il faut qu’un de nous puisse s’aligner sur l’autre. Dans le cas où je ne pourrais rejoindre ma forme première, ce serait donc à Martine de devenir comme  moi-même. Comment ?…  Je  ne  le  sais  pas  encore… Mais  je m’évertue à discipliner, à condenser toute mon énergie, pour fondre sur Martine, pour l’obliger à être telle que je suis devenu…

      Et, fondus l’un en l’autre, devenus un seul potentiel-énergie, un seul être, une seule force, nous nous épanouirions dans l’immensité cosmique, où nous trouverions un bonheur inexprimable…

      Ce langage, qui m’est venu tout simplement, a proprement affolé René. René mon ami. René à qui je faisais toutes mes confidences et qui n’a nullement paru apprécier mon plan. Ni accepter de donner sa chair pour que je puisse au moins tenter de m’évader de mon univers, ni admettre que je veuille agir sur la personne de Martine afin qu’elle devînt, à son tour, légère et indéterminée comme je suis.

      Non ! René ne me comprend plus !

      Dès que j’ai eu terminé mon message, il a couru chez Martine. Et je les ai entendus, j’ai percé leurs pensées. Ils ont peur de moi. Ils se sont concertés et ont élaboré des projets d’évasion.

      C’est ainsi qu’ils ont minutieusement réglé leur fuite, en calculant les horaires de la C.I.T., qu’ils ont gagné Vénus assez aisément à bord d’un astronef.

      Je n’ai pas voulu les abandonner. J’ai besoin d’eux. De René pour me régler sur mon portrait vivant ou, en cas d’échec, de Martine que j’arriverai bien à muter en femme-énergie.

      Je ne veux pas trop les effrayer mais, tout de même, à bord de l’astronef, j’ai voulu leur signaler ma présence. J’ai agi sur les appareils du bord et j’ai vitalisé l’installation électrique. René était comme halluciné et Martine a piqué une crise de nerfs. À bord, il y a eu une véritable panique. Le commandant et ses matelots se sont mis en état d’alerte et j’ai bien vu que les techniciens ne comprenaient rien aux divers courts-circuits que j’avais occasionnés, d’ailleurs involontairement.

      Vraiment, je ne me contrôle pas encore très bien et le moment n’est pas venu de tenter une expérience décisive, soit sur Martine, soit sur René…

      Ils n’ont rien dit aux autres. Ils savent, elle et lui, pourquoi les lampes de l’astronef ont clignoté, pourquoi les appareils du bord ont été perturbés, pourquoi il a failli se produire une panne de la machinerie. Mais ils ont gardé leur secret.

      Ils sont sur Vénus. Ils ont débarqué aisément dans cette cité-champignon qui a poussé autour de l’astrodrome, dans la chaleur tropicale qui règne perpétuellement sur la planète sœur de la Terre. Mais ils n’y sont pas restés. Ils ont frété une électrauto tout terrain et ils sont partis sans retard vers les marais. J’ai pourtant entendu qu’on leur faisait des observations sur ce voyage risqué. Il y a, sur Vénus, tant de régions mal connues… Le climat, la faune,  la  flore,  s’apparentent  à  la  préhistoire  terrienne.  Souvent,  des pionniers, des chercheurs, des touristes, périssent dans ces marécages périlleux, victimes d’un monde encore presque parturient, où abondent des animaux voisins des antédiluviens de la Terre.

      Mais Martine et René n’ont rien voulu entendre. Ils se donnent pour des explorateurs, ou quelque chose d’approchant. Et ils sont partis… Je les suis…

      Je ne veux pas les abandonner. Mais je ne tenterai rien tout de suite. L’incident de l’astronef m’a donné à réfléchir une fois de plus. Je suis fort, très fort. Trop fort. Il me faut me discipliner et régler soigneusement mes moyens d’action. Là seulement je tenterai, ou de me réincarner en utilisant le corps même de René qui demeure mon seul miroir, ou j’attirerai Martine à moi…

      Je roule dans les nuées vénusiennes, et je les suis, inlassablement…

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

      L’électrauto fonçait et Martine voyait, à travers la carrosserie transparente, la forêt géante qui commençait à s’éclaircir.

      – Les marais…

      René approuva de la tête. Il était attentif à guider l’engin, léger et rapide qui, depuis l’astrodrome vénusien, les emportait dans une folle randonnée. En principe, ils devaient gagner le village des pionniers qui, à plusieurs milliers de kilomètres de la base, défrichaient vaillamment les contreforts des monts Tmex’x, ainsi nommés selon l’étrange dialecte des autochtones, lors du premier contact avec Vénus.

      Là-bas, dans cette cité rustique, Martine et René, peut-être, pourraient se croire sauvés, oubliés du monde. C’était un véritable camp, encore fort mal aménagé, en dépit des constructions préfabriquées qui arrivaient de l’astrodrome. Mais les communications étaient si peu aisées que les colons vivaient presque comme les autochtones, ces Tmex’x, primitifs mais peu hostiles, qui avaient passivement accepté l’arrivée des Terro-Martiens, cinq ou six années plus tôt.

      Le  sol  recelait  un  gisement  d’astralium,  minerai  radioactif  encore inconnu sur les autres mondes, et qui fournissait aux astronefs le carburant idéal, les dotant d’une vitesse insensée.

      Le voyage Terre-Vénus n’avait guère demandé qu’une durée égale à dix jours terrestres. Les deux fugitifs avaient rusé, pour quitter l’astrodrome, et les bureaux de la C.I.T., où René était aisément repérable. Ils pensaient, l’un et l’autre, qu’on ne les ennuierait plus, dès qu’ils se seraient joints au groupe des colons, qui vivaient à l’écart du monde, et gagnaient des fortunes en extrayant l’astralium. Il est vrai qu’ils n’en profiteraient pas tous, le climat et les mille dangers de cette planète encore frémissante de genèse accablant dangereusement leur équilibre et leur santé.

      C’est vers un tel refuge que Martine, comme René, voulait trouver la paix et l’oubli. Là-bas, nulle installation électrique, sinon un circuit autonome. Et puis, c’était si loin…

      – Il nous a suivis, murmura Martine, rêveuse.

      René entendit mais ne répondit pas. Il ruisselait. Il faisait chaud. On avait toujours chaud, sur Vénus. La Voûte nuageuse enveloppant la planète comme d’une sphère concentrique donnait à ce monde une apparence de couveuse. Et c’était bien cela, en effet. Il faudrait encore des millénaires avant que les espèces géantes, végétales ou animales, aient laissé place à une norme plus proche de celle de la Terre. On respirait bien, mais on ne voyait jamais le ciel. Sinon ce plafond blanc, à l’éclat blessant, où roulait la tache sanglante du Soleil, perpétuellement noyé dans un halo d’écarlate aux contours cotonneux.

      Martine portait un costume de nylon blindé évoquant les bikinis de sa grand-mère. René n’avait plus qu’un short et un maillot de corps. Il eut volontiers abandonné le maillot. Il n’osait pas. Il ne voulait pas demeurer torse nu près de Martine. Non qu’elle fût stupidement pudibonde. Mais il avait souci de lui éviter la vision de l’empreinte qui, indélébile, marquait son pectoral.

      Les marais apparaissaient, sous d’arborescentes fougères et des sortes de palétuviers aux proportions insensées. Un vol d’oiseaux-phoques s’éleva de la boue du rivage, battant l’air de leurs ailes-nageoires qui éclaboussaient l’atmosphère, et jetèrent des parcelles fangeuses jusque sur la transparence de l’électrauto.

      – Si on avait photographié le… l’image, dit Martine.

      Avant leur fuite, Stewe, à cent lieues de soupçonner leurs intentions, avait raisonné pour leur gouverne sur le cas de Ric. Ils avaient été édifiés. Être-force, l’homme-orage ne se contrôlait plus. Il aurait eu besoin, en effet, pour une tentative de retour à la norme, de s’appuyer sur le linéaire évoquant sa forme passée. Mais toute représentation de ce qui avait été Ric Demarquet était vouée à la destruction. Témoin les photos, le film présenté par  l’Interplan,  retrouvé  amputé  des  photos  de  Ric.  Si,  par  malheur. Ric-électricité voulait s’acharner sur René, il le tuerait en lui arrachant la chair. S’il ne l’avait encore tenté qu’au ralenti, c’était sans doute parce qu’il lui restait une parcelle de raison, ou de pitié humaine. Mais Stewe était formel. On peut difficilement raisonner avec un fauve. On ne peut absolument rien attendre d’un monstre énergétique. Et le physicien, bien que  forcé  d’admettre  les  multiples  preuves  de  pensée  données  par Ric-énergie, n’avait pas caché son point de vue. Ric ferait un malheur, si on n’arrivait pas à le neutraliser.

      Martine et René, effarés, n’avaient rien répondu quand Stewe leur avait exposé ses hypothèses. Parce que ces spéculations purement arbitraires correspondaient, dangereusement, au message que Ric avait transmis en dernier ressort, sur la poitrine de René : ou René serait soumis au supplice de donner sa propre chair pour le retour de Ric, ou ce dernier, manquant son expérience, peut-être en tuant René, tenterait alors de désintégrer Martine pour lui communiquer une nature analogue à la sienne.

      C’est ainsi que les deux jeunes gens, unis dans une même terreur, avaient faussé compagnie au docteur Stewe. Ils craignaient que, malgré ses bonnes intentions, ce dernier ne les astreignit à lui servir d’infortunés cobayes. Et, en restant sur la Terre, ils étaient sans cesse à la merci de Ric.

      Tout cela leur revenait, tandis que l’électrauto gagnait les bords d’un immense marais. C’était, en quelque sorte, un océan fangeux, parsemé de milliers d’îlots boueux où croissaient des plantes touffues et vivaces, où grouillait un monde d’oiseaux-poissons, d’insectes-plantes démesurés, de coquillages-mammifères, chaos gigantesque et baroque d’une vie en gestation, où les espèces n’étaient pas encore sériées, et avaient subi une évolution plus prompte, moins sélectivement équilibrée que celle des planètes-sœurs.

      – La carte, Martine…

      Elle poussa un bouton devant elle et sur le tableau de bord, une carte luminescente apparut, en couleur et en relief. Martine l’orienta grâce au dispositif spécial. René, qui ne lâchait pas les manettes, se repéra aisément.

      – Il nous faudra deux jours et demi, à peu près… La rotation de Vénus étant très voisine de celle de la Terre, vous voyez…

      Elle sourit faiblement. Les monts Tmex’x étaient encore loin, et le voyage difficile. Ils avaient emporté le strict nécessaire et acceptaient un retour au primitivisme. Mais tout valait mieux que le cauchemar qu’ils avaient vécu.

      Ils étaient tristes. Parce qu’ils pensaient   que tout cela était dû précisément à Ric. Le cœur de Martine sautait encore en songeant à leurs belles heures communes.

      Quant à René, il lui arrivait d’écraser furtivement une larme contre laquelle il pestait. Ric l’avait bien fait souffrir. Mais il n’arrivait pas à lui en vouloir. Il l’avait trop aimé.

      Soutenu par un matelas d’air, l’électrauto, ayant replié ses quatre roues, s’élança sur la surface du marais, laissant un sillage frémissant.

      – Martine…

      – Oui ?…

      – Vous parliez de photographier… son visage… Mais vous savez ce que Stewe disait… Il se serait acharné sur ce nouveau portrait. Inutilement. Il l’aurait détruit sans résultat. Stewe est formel. Ric, pour se reconstituer, a besoin d’être étayé par un tremplin d’un métabolisme exactement semblable à celui qui était le sien. C’est-à-dire que nulle image de lui n’est valable si elle n’est humaine. Or, je porte, inscrit par l’orage, une photo foudroyante qui me désigne pour…

      – Taisez-vous ! ! !

      Elle avait peur, une fois de plus. Elle ne voulait pas être désintégrée et être transformée en éclair. Elle ne voulait pas non plus que René fût déchiré tout vivant.

      À plusieurs reprises, au cours du voyage, ils s’étaient dit qu’ils avaient peut-être eu tort de connaître une telle panique… S’ils avaient fait confiance à Stewe… Mais le physicien voyait cela en scientifique. Il s’était fait fort de capturer l’être-énergie. Mais à quel prix ? N’en auraient-ils pas fait les frais ?

      Et puis, sur l’astronef, il y avait eu l’assaut. Une incursion de Ric, comprise d’eux seuls. Ils s’étaient bien gardés de parler. Mais cela avait été la fin de leur relative tranquillité. Ric s’était donc attaché à leur poursuite ? Son être impondérable plongeait, avec eux, dans les abîmes intersidéraux. Pourtant, comme rien ne s’était plus produit, ils s’étaient un peu rassurés. Peut-être, après tout, n’était-ce qu’un accident matériel, survenu aux centrales du navire de l’espace. Maintenant, ils avaient gagné Vénus. Plus rien. Ils pouvaient finir par croire que Ric avait été distancé.

C’était nécessaire. Ric s’attachait toujours à eux, mais aveuglément, avec des tendresses de fauve. Il était sereinement impitoyable à leur égard. Il eût  tué  René  pour  se  servir  de  l’image-chair, foudroyé  Martine  pour l’assimiler à son être-élément.

      René soupira. Il avait mal aux yeux et Martine le comprit. Elle lui tendit des lunettes noires. L’électrauto, entièrement transparente, ne protégeait guère contre cette clarté cruelle, contre ce soleil pourpre qui pénétrait les regards   de   sa   tache   sanglante   sur   fond   livide   et   incertain.   Les oiseaux-phoques, dérangés, se levaient lourdement sur les bords des îlots. Deux ou trois fois, ils aperçurent, en surface, des stries lumineuses brèves, d’un bleu violacé. Des éclairs. Cela les faisait évidemment frissonner, évoquant de tels souvenirs….

      Mais ces éclairs étaient d’origine animale. Il s’agissait d’amphibies, analogues aux cétacés terrestres, mais plus proches des pinnipèdes et qui pouvaient évoluer aisément sur le sol ferme. Leur plus grande particularité était la possession d’un appareil      électrique, semblable à celui des raies-torpilles ou des gymnotes d’eau douce On leur avait gardé leur nom vénusien « vrüülk » sorte d’onomatopée évoquant le claquement sec de la décharge dont ils foudroyaient leurs ennemis ou leurs proies.

      – Dieu veuille, murmura Martine à un certain moment, que nous n’ayons pas à lutter contre de pareils monstres… On dit qu’ils dépassent aisément huit ou neuf mètres…

      René voulut la rassurer :

      – L’électrauto ne touche même pas l’eau… Nous ne risquons rien… Mais, au fond, il était peu tranquille. Le soleil se coucherait bientôt. On ferait escale sur un de ces îlots, si engoncés dans leur végétation luxuriante qu’on ne voyait pas de terre. Rien que des masses verdoyantes, très touffues, qui paraissaient flotter sur l’eau noire et luisante, et offraient aux regards des fleurs immenses, aux tonalités variées et souvent éblouissantes.

      Martine songeait. Venir sur Vénus, cela avait toujours été son rêve. Elle savait bien que c’était le dessein de Ric de l’y amener, une fois leur mariage conclu, bien qu’il ait tenté de lui en faire la surprise.

      Et elle y venait en fugitive. Elle ne demeurait pas dans les régions aimables de la planète, mais elle allait rejoindre cette poignée d’humains, où quelques   rares   femmes   intrépides   accompagnaient   les   chercheurs d’astralium. Au fond, elle se demandait si, depuis le drame de la forêt de Senlis, René et elle n’avaient pas un peu perdu la tête.

      Alors elle devait bien admettre qu’il y avait de quoi.

      Elle hurla soudain. René jura par toutes les comètes du système galactique et redressa l’électrauto. L’engin, rasant l’eau à un demi mètre, avait  heurté  une  masse  lourde  qui  avait  glissé  sous  la  carrosserie. Heureusement, la bête était déjà passée.

      Dans le rétro, ils voyaient…

      – C’est un vrüülk ?

      – Non. Il nous aurait expédié une flamme… ou un jet d’étincelles, je ne sais  trop…  ça  doit  être  un  mki,  un  hippopotame  vénusien,  à  cornes orientables…

      Martine frissonna. Elle avait déjà vu des films représentant les mkis et se souciait peu d’entrer en contact avec ce genre de pachydermes, bardés comme des armures, et hérissés de pointes d’ivoire qu’ils dirigeaient à volonté contre l’adversaire.

      Un peu plus loin, les eaux bouillonnaient, dans les reflets plus sanglants que jamais du crépuscule vénusien, sous un ciel qui virait au soufre. Des milliards d’insectes immenses tournoyaient au-dessus de ce maelström. René fit un détour et faillit se jeter sur un troupeau de mkis. Des éclairs bleus ou violets jaillissaient parfois du tourbillon qui agitait les eaux généralement stagnantes. Ils virent mal, et de loin. Mais deux corps géants se heurtaient, s’entrechoquaient, des étreintes monstrueuses se formaient et se dissociaient. Martine, horrifiée, se serrait contre son compagnon. Les éclairs, sans discontinuer, paraissaient jaillir du sein même du combat.

      – Des vrüülk, cette fois, sans aucun doute, dit René, donnant un rapide coup de volant pour éviter le vol lourd d’un oiseau-phoque, qui dormait en surface et qui se levait juste devant lui.

      Hallucinés, ils virent deux monstres, dont on distinguait vaguement les formes allongées, à la peau grise et squameuse, et les immenses têtes vipérines, ouvrant des gueules immenses. Les éclairs engendrés par l’organe électrique se croisaient, comme des glaives de foudre. Martine défaillait.

      René accéléra, contourna plusieurs îlots et mit, en quelques minutes, une distance appréciable entre eux et le lieu de ce fantastique combat.

      – Du cran, ma petit Martine… Nous allons songer à camper pour la nuit !…

      Il piqua tout droit sur un îlot, dont les frondaisons se violaçaient dans l’air crépusculaire. Le soleil n’était plus qu’un semi disque écarlate, dont la forme et l’intensité mollissaient sur l’horizon.

      Martine le remercia d’un sourire. Elle respirait un peu.

      Ils allaient atteindre l’îlot. René le contourna en électrauto afin de le reconnaître. Aucun animal n’apparaissait et une sorte de langue sableuse paraissait propice à l’accès.

      À ce moment, une sonnerie retentit. C’était le poste de bord qui annonçait un appel. Ensemble, les jeunes gens frémirent. Ils se regardèrent puis René, d’un geste sec, tourna le bouton.

      Une voix, déformée, noyée de borborygmes et de parasites, s’éleva, les pénétrant d’épouvante :

      – Marti…ne…e…. suis là…e… t’aime…e…protège… eeee… !

      Pétrifiés, suant d’angoisse, ils écoutaient, une fois de plus, la voix de Ric-énergie…

      Il n’y avait plus d’équivoque possible. D’une planète à l’autre, il s’attachait à les traquer, immuablement…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

      La nuit était venue. La nuit sur Vénus, totalement noire. La planète ne comporte aucun satellite comparable à l’aimable Lune qui adoucit les nocturnes terrestres et l’atmosphère très dense, si elle est percée par le Soleil, ne permet nullement la contemplation des étoiles.

      Et cependant, ces ténèbres totales étaient striées de clartés, insolites ou brèves, inquiétantes ou fantomatiques, qui apportaient une poésie tourmentée dans l’abîme noir qui étreignait les Terriens.

      René ne pouvait dormir. Il allait et venait sur les rives de l’îlot où les deux fugitifs avaient décidé de passer la nuit. Après cette unique phrase, à peine audible, mais qui attestait la présence de Ric, ils s’étaient trouvés plus las, plus accablés que jamais. Martine avait murmuré :

      – Irions-nous au-delà de la Galaxie qu’il s’acharnerait encore à notre poursuite…

      Ils étaient dévorés d’angoisse, mais incapables d’aller plus loin. À quoi bon, d’ailleurs ? Ric n’avait pas insisté et René avait stoppé sur la langue de terre qu’il avait repérée. Rapidement, la nuit était tombée. Martine, épuisée, dormait dans l’électrauto. René, énervé au suprême degré, avait renoncé à trouver le sommeil. Il était courbatu, mais demeurait éveillé. Maintenant, il fumait quelques cigarettes, dans l’ambiance curieuse de la nuit vénusienne.

      L’îlot, envahi d’une véritable jungle, n’était qu’un amas boueux aggloméré par les racines énormes des diverses essences végétales qui y croissaient.  Un  peu  de  sable  formait  un  sol  meuble,  humide,  mais convenable. Les plantes immenses, aux feuilles géantes, ondulaient en crissant bizarrement dans la brise nocturne, toujours tiède. Vénus ignorait le froid nocturne après les lourdes températures des journées. Et les fleurs aux calices formidables dégageaient une senteur aux effluves en gammes ascendantes  ou  décroissantes,  toujours  musqués,  qui  envoûtaient  les cerveaux terriens.

 

      – Ric  nous  a  déjà  rendus  à  demi  fous…  C’est  peut-être  sous  son impulsion secrète que nous avons décidé cette fuite, ce voyage… Nous vivons dans la terreur, Martine et moi… Et maintenant, ce climat infernal va achever de nous détraquer…

      Ainsi pensait René. Il ne se trouvait pas dans le noir absolu et constatait que toutes les lueurs qui trouaient les ténèbres étaient d’origine animale. Ainsi, souvent, le claquement sec d’un vrüülk montait des eaux clapotantes, accompagnant l’éclair bleu violet de l’animal géant. René frissonnait. Qu’arriverait-il s’il prenait fantaisie à un de ces monstres de venir sur l’îlot ? Il connaissait peu la faune vénusienne mais savait au moins que ces bêtes bizarres étaient amphibies et se reposaient souvent sur la terre ferme.

      D’autre part, l’air, le ciel, les buissons, étaient parsemés de petits points lumineux, doucement phosphorescents, les uns fixes, les autres mobiles et, souvent, d’un geste instinctif, René les chassait quand ils venaient voleter devant son visage.

      C’étaient des insectes assez gros, atteignant la taille d’une chauve-souris, et analogues aux lampyres de la Terre. Ils possédaient un petit appareil luminescent, d’origine électro-animale, qui en faisaient, en dépit de leur aspect diurne banal, les étoiles vivantes des heures obscures.

      René fumait, suivant du regard leurs évolutions. La nuit, ainsi, devenait moins atrocement totale, mais n’en demeurait pas moins angoissante. Les zlans, ces lucioles vénusiennes, décrivaient des courbes, des arabesques, de capricieux zigzags, qui ponctuaient l’immensité de l’océan marécageux, effleuraient parfois le niveau des vaguelettes et dessinaient, s’ils étaient immobiles, les contours des branchages ou des feuilles sur lesquels ils se posaient. Certains couraient au sol et René, faisant quelques pas, avait l’impression de marcher à travers le vide intersidéral, où il eût foulé des astres sous ses pieds.

      Les vrüülk jetaient toujours, par intermittence, leurs éclairs menaçants. Enfin, d’innombrables bruits, cris, gémissements, aux stridences variées, aux tonalités allant de la  fureur à  l’épouvante et  du  rut  au  triomphe, émanaient  du  monde  animal  de  Vénus :  insectes,  oiseaux,  poissons, mammifères, bêtes étranges aux nombreuses espèces encore à découvrir, affublées des noms barbares dus aux Tmex’x, et dont les Terriens ne savaient rien d’autre encore que d’avoir à s’en méfier.

      Quels venins inconnus, quels crocs redoutables cette nuit ne recelait-elle pas ?  Des  fois,  René  entendait  voler,  au-dessus  de  lui,  les  pesants oiseaux-phoques. Certains étaient entourés de zlans ou bien les insectes lumineux se posaient sur les corps des pinnipèdes volants. Alors c’était un spectacle bien étrange, les lampadaires des zlans, par dizaines, dessinant les formes de l’énorme volatile qui évoluait dans la nuit sous l’aspect d’un oiseau de feu, caricatural et fantastique.

      Les zlans étaient les maîtres de la nuit. Ils étaient partout et leur mission vivante semblait bien de devoir combattre ces ténèbres abusives. Ils se posaient jusque sur les dos des mkis, dormant à la surface, et leurs théories formaient, aux pesants monstres, des caparaçons de féerie. D’autres fois encore, un mammifère, ou un saurien peut-être, trouait les frondaisons, du côté du rivage. René, aux aguets, la main sur le pistolet à rayons qu’il n’avait pas manqué d’emporter, demeurait immobile, prêt à tirer. Mais les zlans, par colonies volantes, entouraient la bête de leurs tourbillons et de leurs spirales, l’éclairant vaguement. René distinguait plus ou moins bien les contours de l’intrus, qui ne tardait pas à se perdre sous le feuillage, ou à se jeter dans les profondeurs de la mer stagnante qui l’entourait.

      À plusieurs reprises, il lui avait semblé apercevoir, très loin, sans pouvoir apprécier l’éloignement, une sorte de pinceau de clarté, tournoyant sur lui-même. Mais la distance devait être très grande, car cela cessa bientôt de se reproduire et il ne vit plus, outre les sarabandes bizarres des zlans, que les étincelles violettes émises par les gigantesques vrüülk, ces cachalots de l’océan boueux.

      Il allumait, à son mégot, une nouvelle cigarette, ne pouvant cesser de fumer pour tromper son angoisse.

      Les zlans, obéissant à quelque mystérieux appel, s’élevaient tous à la fois dans les airs.

      René, perdu dans cette sorte de rêve opiacé qu’engendrait l’îlot et ses fleurs-monstres, réalisa que, quelques minutes plus tôt, le malaise, sournoisement, s’était manifesté. Il lui avait semblé sentir, sur sa poitrine, les attouchements subtils de Ric-énergie. Puis cela avait cessé et il avait pu croire que son énervement en était seule cause. Mais l’impression de prescience orageuse l’étreignait à nouveau.

      Intrigué, il regardait les zlans, dont des bandes nouvelles quittaient l’îlot pour former, dans le ciel, un nuage immense, semblable à une Galaxie turbulente, en réduction.

      – Sans doute, pensa-t-il, les zlans sont-ils soumis, comme nos abeilles et nos   fourmis,   aux   fluctuations   qui   agitent   les   peuples   d’insectes communautaires… C’est un essaim… Ils élisent une reine…

      Son ignorance de l’entomologie vénusienne lui permettait cette hypothèse mais il devait bientôt constater qu’il n’en était rien.

      Les zlans étaient frénétiquement agités et c’était un véritable nuage de clarté, grossissant sans cesse, tous les individus de l’îlot ayant apparemment quitté le sol et les feuillages pour se réunir en un bloc volant.

      Brusquement, une fraction du nuage se détacha, évolua un instant, en une valse-hésitation qui attira le regard de René. Les insectes, obéissant à une discipline stricte, et parfaitement surprenante venant du règne animal, se groupaient de façon à former une sorte de barre lumineuse aux arêtes vives, aux lignes nettes.

      René, bouche bée, en laissa tomber sa cigarette.

      Que signifiait cette barre, droite dans l’atmosphère, plus lumineuse encore sur le fond noir du ciel sans astres de Vénus ?

      Il s’interrogeait, tourmentant son tube à rayons, exaspéré par cette nuit interminable aux phénomènes agaçants par leur hermétisme. Mais il vit que, du nuage, toujours   mouvant et semblable  aux formations   d’oiseaux migrateurs lors d’un changement d’orientation, se  détachait un second groupe de zlans.

      Ceux-là ne formèrent pas une barre, mais une sorte de double ligne courbée, dont René ne comprit le sens qu’à partir du moment où ce qu’il nommait en lui-même l’escadrille numéro deux rejoignit l’escadrille numéro un, la barre luminescentes verticale, et s’y juxtaposa.

      II y eut alors, dans la nuit vénusienne, un « R » majuscule, parfaitement dessiné, net comme celui d’une de ces enseignes lumineuses des cités de la Terre ou de Mars, irradiant ainsi que le néon magnétisé qui les alimentait.

      Fasciné, le jeune homme regardait, se frottait les yeux, se demandait si cela était un cauchemar. Mais non, c’était bel et bien un « R ». La lettre était parfaitement formée et plaçait, à quelques mètres au-dessus de l’océan de fange, le dix-huitième élément de l’alphabet.

      Et l’initiale de René.

      Mais les zlans, maintenant, semblaient plus rompus à ce genre d’évolutions. D’autres groupes se détachaient du nuage d’ensemble et, ceux-là, prenaient à leur tour des formes collectives précises. René, halluciné, serrant les dents, comprenait petit à petit.

      Il savait que c’était son nom qui était ainsi en train de s’inscrire. Il pensait à aller réveiller Martine, mais il voulait, avidement, déchiffrer le message.

      Car — il en était sûr — il s’agissait bien d’un message. Ric, agissant cette fois sur les zlans, grâce à l’électricité animale particulièrement puissante de ces petits organismes, avait trouvé ce nouveau moyen de s’adresser aux vivants normaux auxquels il s’attachait.

      « René… je  suis là… je  ne te  veux pas de  mal… Laisse Martine reposer… »

      Dociles à la formidable volonté-énergie qui les réduisait aisément à sa merci, les lampyres dessinaient dans le ciel noir les caractères voulus par celui qui vivait dans la foudre.

      René, crispé, serrant les poings, sentait la sueur ruisseler sur son front, son visage, son torse. Mais que pouvait-il ? Ric demeurait le plus fort. Ric, avec une férocité ingénue, répétait, en lettres phosphorescentes, sa volonté inaltérable :

      « Aide-moi, René… Tu portes sur toi ce qui a été mon visage… J’en ai besoin pour me reconstituer… Je ne veux pas agir contre ton gré… Accepte que je travaille sur ta chair et je redeviendrai moi-même… »

      – Non… Non… râlait René, reculant malgré lui devant les lettres de feu vivant qui stagnaient en l’air, comme une prodigieuse enseigne luminescente, inscrivant sans cesse des phrases nouvelles.

      Il avait  peur. Il  constatait, de surcroit, que Ric faisait des progrès énormes en dépit de sa nature insolite et raisonnait à la perfection, en augmentant   son   pouvoir   sur   tous   les   conducteurs   électriques,   les disciplinant à son gré. Mais Ric demeurait obstiné. Il ne voulait pas demeurer un potentiel vivant, mais se réincarner, en se condensant sur son image unique, la photo-foudre qui ornait la poitrine de René.

      – Non !… hurla encore René.

      Martine, réveillée, sortait de l’électrauto et, terrorisée, lisait dans les airs le message fantastique.

      Instinctivement, elle s’était rapprochée de René, et tous deux s’appuyaient l’un contre l’autre, cherchant une chaleur humaine pour rempart contre l’immense péril qui les  menaçait. Ric écrivait, écrivait  toujours, insistant sur son désir de se réunir à Martine, soit en utilisant la personne de René, soit en dissociant les atomes qui constituaient l’aimable corps de la jeune fille.

      Mais un bruit formidable ébranlait la nuit tiède et sombre. Dans un rejaillissement d’eau fangeuse, une forme géante sortait des profondeurs. Il y eut, sur le rivage de l’îlot, au relief infinitésimal, quelque chose comme un petit raz-de-marée. Martine et René, rapidement, reculèrent pour éviter le flot qu’ils devinaient plus qu’ils ne le voyaient.

      Un coup de tonnerre claqua, tout près d’eux, tandis qu’une longue étincelle, violette et bleue, striait la nuit, éclipsant un instant l’éclat du message de Ric. Cette étincelle s’était produite non en hauteur, comme dans les orages, mais à peu près horizontalement.

      Et le bruit de foudre avait produit, nettement, le vrüülk caractéristique des amphibies vénusiens.

      Le phénomène se répéta à plusieurs reprises, assourdissant et aveuglant à la fois. Serrés l’un contre l’autre, Martine et René reculaient, cherchant, dans la petite jungle de l’îlot, un abri précaire contre ce péril vivant et formidable.

      Ils voyaient, iridescent de sa propre clarté électrique, le monstre des mers fangeuses qui, s’ébrouant, sortant des abîmes, prenait pied sur la petite terre et avançait lourdement vers eux…

 

CHAPITRE IV

 

 

      Martine claquait des dents, en dépit de la lourdeur ambiante. Elle reculait, tout comme René au bras duquel elle se cramponnait, avec cet élan frénétique des noyés. Lui essayait de faire bonne contenance et, autant qu’il le pouvait, il faisait à Martine un rempart de son corps, n’ayant, pour toute défense, que le tube à rayons qu’il n’avait pas lâché.

      C’était, certes, une arme terrible.

      Mais que pourrait-elle contre la bête géante que venait de vomir l’océan boueux ?

      Le vrüülk reniflait furieusement, sans doute surpris et irrité de découvrir ces bipèdes intrus sur un domaine qu’il pouvait croire sien.

      – Diable,     râla  René,        qui   reculait    toujours   vers les frondaisons, repoussant Martine plus morte que vive, il a au moins six mètres de long !… Deux ou trois fois encore, le monstre émit, c’est-à-dire que le feu bleu violet crépita le long de son corps, faisant singulièrement briller ses écailles grisâtres. Il oscillait de la tête, comme un reptile. Le chef, en effet, rappelait celui des vipéridés, à une échelle géante. Le corps, long et lourdaud, se traînait sur quatre membres informes. Et, à chaque éclair, le craquement sec de la décharge électrique se faisait entendre.

      Ric-énergie s’était-il rendu compte du fait insolite qui mettait en péril les fugitifs auxquels il s’attachait ? Toujours est-il que, brusquement, le nuage des lampyres s’était dissocié, que les lettres flamboyantes se diluaient et que les insectes luminescents, reprenant les uns et les autres leur autonomie, recommençaient à tournoyer capricieusement dans la nuit vénusienne.

      Quelques-uns vinrent même caracoler devant le mufle du vrüülk, faisant scintiller ses yeux, vastes comme des soucoupes. C’étaient des globes à facettes,  à  la  cornée  probablement  indurée,  qui,  peut-être  myopes, cherchaient maladroitement à repérer les deux Terriens.

      Insensiblement, René et Martine avaient réussi à refluer sous les premières fougères et ils s’y faufilaient, évitant les mouvements brusques susceptibles d’attirer l’attention du vrüülk.

      Les zlans, insoucieux du drame en puissance, tournoyaient autour des deux compagnons, les agaçant au suprême degré.

      – Ces sales bestioles vont nous faire repérer, ragea René en les chassant d’un geste sec.

      – Et quelle odeur ! gémit Martine, toujours femme malgré tout.

      Le vrüülk, en effet, sentait le musc et la fange. Il s’ébroua encore et ils reçurent  des  éclaboussures.  Mais  le  gigantesque  amphibie,  que  leur présence inquiétait, les cherchait de sa formidable tête de serpent. Il lança sa foudre une fois encore et dans la clarté, il dut apercevoir leurs silhouettes.

      Il balança la tête, ouvrit une gueule impressionnante et, sur ses membres d’otarie, il se mit en marche.

      – René !… René !… Sauvez-moi !…

      René la saisissait à bras-le-corps. Elle défaillait. Il l’entraîna comme un fou, se perdant dans la petite jungle de l’îlot. Le sol, toujours humide, crevait sous leurs pas et les énormes racines leur tendaient des embûches. Des vies ignorées grouillaient autour d’eux mais ils n’avaient que la vague lumière des zlans, qui abondaient toujours.

      – Là… Ne bougez plus, petite amie…

      Il la poussait dans le creux d’une tige arborescente, ligneuse, formant un creux propice, mais précaire. Et, bravement, René se mettait devant elle, tourmentant le pistolet à rayons. S’en servir ? Il eût voulu l’éviter jusqu’à la dernière extrémité. En effet, un coup maladroit ou inefficace risquait surtout d’exciter contre eux la fureur du vrüülk.

      Ils l’entendaient, s’ils étaient cachés à son regard et ne le voyaient plus eux-mêmes. Il  quittait  délibérément le  rivage pour les  chercher et  les orchidées titanesques étaient broyées sous sa masse au fur et à mesure qu’il avançait.

      Tout à coup, la bête parut avancer dans une autre direction. Martine grelottait d’épouvante. René, intrigué, se  demandait ce  qui  avait  ainsi modifié la progression du vrüülk.

      – Je vais aller voir ce qu’il fabrique…

      – Non ! ne m’abandonnez pas ! Il la raisonna :

      – Allons, petite Martine… J’ai mon tube à rayons… Rien n’y résiste, vous le savez, pas même ce gros plein de soupe à la boue des mers vénusiennes. Je reviens…

      Elle ne voulut jamais demeurer seule et préféra l’accompagner.

      À travers les ronces démesurées et les tiges géantes, sous les feuilles larges comme le triple de celles des bananiers terrestres, ils se glissèrent, chassant devant eux des sarabandes de zlans.

      Le vrüülk avait fait un détour vers le rivage.

      – Bon sang ! gémit René… l’électrauto

      L’animal était intrigué par cette masse ovoïde, immobile, et la reniflait avec circonspection. René craignait que, d’un coup de patte, il ne l’envoyât dans les eaux fangeuses. C’eût été la catastrophe car les deux amis se fussent trouvés perdus, isolés sur un des îlots que l’océan de boue devait compter par milliers. À moins d’un miracle, ni les Terriens, ni les Tmex’x, ne les retrouveraient. René se souciait peu de jouer aux Robinsons en pareille circonstance et il envisageait déjà d’envoyer un rayon menaçant pour détourner le vrüülk lorsque la situation changea une fois encore.

      Le membre gauche de l’amphibie se leva, effleura l’électrauto. Martine comprit le danger et cria. La bête, intriguée, abandonna le véhicule et revint vers la jungle. Cette fois, il était furieux, le vrüülk, et il le montrait bien. Ses étincelles, presque sans discontinuer, émanaient de son corps squameux et les deux Terriens y voyaient comme dans la clarté d’un orage. Une seconde fois, ils allaient chercher un abri illusoire sous les fougères immenses.

      D’un point indéterminé de la nuit, qui noyait le ciel et l’océan, un jet de lumière éblouissante jaillit tout à coup, stupéfiant les deux aventuriers et provoquant des remous le long de l’échine ondulante du vrüülk, qui flairait un nouvel ennemi.

      – René… qu’est-ce que c’est que ça ?

      – Si je le savais… quelque phénomène inconnu de cette planète de tous les diables…

      Cette exclamation résumait à la fois l’état d’esprit de Martine et celui de René, qui l’avait formulée. Car tous les deux commençaient à se dire qu’ils avaient commis, en voulant venir sur Venus, une véritable folie et qu’ils y étaient encore moins à l’abri que sur la Terre.

      Mais la clarté, très vive, tournait toujours. Elle vint frapper l’îlot et fit se cabrer le monstre. René et Martine avaient disparu dans les buissons géants. Une fois, ils heurtèrent un corps velu, qu’ils ne distinguèrent pas. Martine hurla encore, d’effroi et de dégoût et René, instinctivement, tira, avec le tube à rayons.

      Il y eut un gémissement, une chute lourde dans les feuilles et les racines. Titubants, appuyés l’un sur l’autre, ils fuyaient…

      La lumière troua la forêt minuscule et leur fit entrevoir, devant eux, les eaux mornes de l’océan de boue. Déjà, en quelques dizaines de mètres, ils avaient traversé l’îlot et la retraite était coupée. Derrière eux, le vrüülk, complètement fou, les traquait, pataugeant dans la végétation comme il devait patauger dans l’océan. Ils le virent illuminé à la fois par la lumière blanche inconnue et par ses propres étincelles.

      René et Martine suivaient le rivage en courant. Maintenant, René avait une autre idée :

      – Nous ferons le tour de l’îlot… après tout, ça ne court pas tellement vite, un vrüülk… si nous pouvons rejoindre l’électrauto… embrayer… filer ! Nous le distancerons…

      – Mais s’il nous coupe la retraite, René ?

      – Alors, là…

      L’immense clarté leur montrait l’envol d’une théorie d’oiseaux-phoques, dérangés aux aussi par les mystères de cette nuit exceptionnelle. Martine s’épuisait et René devait la soutenir. Il comprit bientôt que cette course était sans espoir. Le vrüülk, qui avait changé plusieurs fois d’orientation, fonçait tout à coup à travers les feuillages, furieux sans doute de la grande lumière blanche qui tombait sur lui, et voulait faire payer tout cela aux deux myrmidons coupables d’avoir violé cet îlot qui devait lui servir de repaire.

      Fichus ! pensa René.

      Il ne voulait rien dire mais Martine avait compris. Surtout quand elle le vit s’arrêter. Il se campa bien droit et, lentement, singulièrement maître de lui, brandit le tube à rayons.

      Le jet fulgurant heurta le monstre qui eut un soubresaut mais ne tomba pas. Du moins déchaîna-t-il la foudre et, tout près d’eux, un buisson du rivage fut littéralement fauché par la décharge, qui avait atteint l’innocent végétal.

      Le faisceau de lumière se balançait toujours. Il parut s’arrêter sur le buisson et Martine et René tournèrent leurs yeux de ce côté. Ils virent les effets de la foudre vivante des vrüülk. Les tiges étaient calcinées, les feuilles recroquevillées comme sous l’action d’une chaleur intense.

      – S’il nous avait atteints, murmura René.

      Mais il n’avait plus d’espoir. Le vrüülk les aurait. Que faire, même avec un pistolet à rayons, contre un démon de plus de six mètres, de la taille de deux éléphants de mer terrestres, et qui est doté d’une véritable centrale ?

      René tira encore, par deux fois, ce qui fit tout de même reculer le monstre à chaque reprise. Mais, en dépit des blessures, il ne succombait pas et revenait à la charge.

      – Ses damnées écailles fondent sous le rayon… Si je pouvais atteindre le cœur !…

      Mais René n’était pas assez ferré sur l’anatomie animale vénusienne pour frapper à coup sûr. Et le vrüülk fut de nouveau près d’eux.

      – René… Martine !…

      On les appelait. Une voix qui semblait venir du ciel prononçait leurs noms. Un instant, ils cessèrent de bouger.

      Était-ce Ric ? Mais rien ne le justifiait. L’homme-énergie ne pouvait les joindre qu’en multipliant les astuces, en utilisant des truchements variés, tous à fréquence électrique ou électronique. Or la voix ne venait pas du poste de l’électrauto, qui se trouvait quelque part sur le rivage de l’îlot, loin d’eux… Encore, dans les micros, l’organe de Ric demeurait-il toujours approximatif et déformé.

      – On nous a appelés… Est-ce un cauchemar ?

Le vrüülk crépita, les assourdissant encore. Il reçut, dans le poitrail, un rayon qui creva plusieurs écailles. La foudre jaillit. René fit un bond en arrière, bousculant Martine pour lui éviter la décharge. Ils l’évitèrent l’un et l’autre. Mais René trébucha, tomba, perdit le tube à rayons.

      Il voulait se relever mais la fange du rivage l’enlisait. Martine, dans la clarté de la force inconnue qui les aveuglait par instants, aperçut son malheureux compagnon qui tentait de se relever alors que le vrüülk était sur lui. Cette fois, le monstre n’envoya pas de flammes vivantes. Il devait croire que la décharge avait touché au but et que sa proie était atteinte, livrée à sa merci.

      René voulut se relever. La patte antérieure du géant s’abattit sur lui.

      Le hurlement de René creva la nuit. Martine, horrifiée, cria, elle aussi. René, maintenu par le moignon du vrüülk, cherchait à fuir. Une fois de plus, Martine crut qu’on l’appelait, qu’on criait :

      – Écartez-vous, Martine !… Nous allons tirer sur la bête !

      Elle ne comprit pas. Elle voyait René qui se débattait gauchement. Il lui sembla que la gueule du monstre rasait le sol.

      – René !… René !… Aââââh !…

      L’excès d’horreur devait lui interdire de s’évanouir. Elle avait cru entendre craquer, sous la dent géante, le corps de René que le vrüülk, incontestablement, avait dû mordre. La lumière blanche se rapprocha et Martine, à travers son cauchemar, crut entendre un vrombissement caractéristique.

      René était perdu, rien d’autre ne comptait.

      Brusquement, la lumière blanche s’éteignit. Martine s’aperçut alors que l’aube venait, l’aube blafarde de Vénus, où le soleil qui va poindre ne diffuse ses rayons qu’à travers l’atmosphère cotonneuse de la planète.

      Et elle distinguait les formes hideuses du monstre, maintenant René, René qu’il allait dévorer…

      Un éclair, formidable, parut relier le sol au zénith, éclaboussa l’îlot et sa jungle, et Martine, et les mkis, les vrüülk, les oiseaux-phoques, tous les animaux et les êtres et les plantes, et les zlans qui commençaient lentement à s’éteindre aux approches du jour…

      Martine crut voir, aussi, dans le ciel, une masse sombre, sphérique, qui faisait tache.

      Mais elle avait compris ce qui se passait. L’éclair, né spontanément, s’était abattu sur le monstre au moment où la gueule terrifiante allait broyer René définitivement.

      Et le vrüülk, vaincu, chancelait, tournoyait, s’abattait. Il n’était peut-être pas mort, mais il n’avait plus d’intentions féroces. La lumière blanche reparut, émanant  cette  fois de la sphère sombre  qui descendait en vrombissant et touchait le sol fangeux. Martine, tombée sur les genoux découvrit un spectacle qui l’ahurit plus que tout ce qu’elle avait vu au cours de cette nuit fantastique, la nuit de Vénus qui s’achevait…

      René, blessé, une jambe certainement gravement atteinte, se traînait et gémissait. Et le vrüülk, le monstre qui l’avait blessé et que la foudre avait vaincu, allongeait humblement son chef hideux et, avec l’air contrit d’un gros chien qui a mordu son maître, il léchait piteusement sa victime…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

      Robin Muscat bondissait, le premier, brandissant son tube à rayons. Il allait tirer sur le vrüülk, réduit maintenant par l’action de l’éclair à une docilité, à une humilité surprenantes.

      Stewe hurla :

      – Non !…Muscat !… Ne tirez pas… Ne le tuez pas !…

      Le détective de l’espace, incrédule, se tourna vers le physicien, lequel, derrière lui, descendait du patrouilleur vénusien, un hélicosphère utilisé par les colons pour les reconnaissances à grande distance.

      – Ne tirez pas !… Je vous expliquerai… Maintenant… Il n’y a aucun danger…

      Et Martine entendit le docteur Stewe ajouter, entre ses dents :

      – Du moins… pas pour l’instant !…

      Elle ne se demandait même pas comment ils étaient là, pourquoi ils arrivaient en un tel moment, alors qu’elle les avait fuis depuis la planète Terre. Une seule chose la préoccupait : le sort de René.

      Elle était abasourdie et terrorisée parce que le vrüülk continuait à lécher la jambe de René, cette jambe disloquée que le malheureux traînait derrière lui, comme un membre désormais inutile. Elle n’osait cependant avancer, en raison de la présence du monstre.

      Robin, lui, progressait. René tendait vers lui une main suppliante et Martine l’entendit qui râlait :

      – Ne me laissez pas… Il va me…

      Visiblement, les caresses monstrueuses le dégoûtaient, l’épouvantaient aussi. Robin Muscat hésitait de nouveau à tirer.

      Le docteur Stewe accourait.

      Tout près, il eut alors une attitude qui les stupéfia tous, même René, lequel devait pourtant souffrir horriblement :

      – Arrière !… Allons !… Arrière… Et couché !

      On eût juré qu’il parlait à un chien. Mais le plus surprenant c’est que le vrüülk obéissait. Il reculait, rentrait sa langue visqueuse qui avait couvert de bave la jambe ensanglantée de René. Sans plus se soucier de la bête, Stewe se penchait sur René, aidé de Robin :

      – Lui, d’abord !

      Trois miliciens descendaient de l’hélicosphère et amenaient un brancard. On souleva René, qui perdait connaissance. Il était affreux à voir, maintenant, englué de fange, de bave, de sang, de sueur…

      Robin Muscat aidait Martine à se tenir debout. Complètement affolée, refluant les questions qui, en masse, montaient en elle, elle râla :

      – Mon Dieu !… Je vais devenir folle !… Le représentant de l’Interplan lui présentait un tube minuscule et en tirait deux pastilles :

      – Prenez cela, Mademoiselle Lasserre !

      C’étaient des vitamines surdynamiques XC, à effet quasi immédiat. Elle les avala. Dans quelques minutes, elle se sentirait forte.

      Mais, déjà, elle pleurait en regardant René qu’on ramenait, tout en s’appuyant sur l’épaule du détective. Stewe, lui non plus, n’avait pas le courage de lui faire des reproches. Elle avait voulu, comme René, fuir la clinique, craignant l’un et l’autre de servir d’appât pour la tentative de capture de Ric-énergie.

      Et le résultat était terrible.

      – On le sauvera, croyez-moi… Il y a des cliniques formidables, sur Vénus !… Égarée, elle releva la tête :

      – Mais… que s’est-il passé ?… Pourquoi ?… Le monstre allait le tuer… Il y a eu l’éclair… et maintenant, il est…

      Elle regardait la bête couchée, humiliée. Stewe hocha la tête :

      – Regardez ceci !

      C’était la réponse. À toutes les questions à la fois.

      Les miliciens emportaient René, René dont le maillot de corps en léger nylon était détrempé de sueur, si bien qu’il en devenait transparent.

      Et, dans la lueur de l’aurore vénusienne. Martine voyait, à travers l’étoffe légère et détrempée, le tatouage indélébile de la foudre qui lui présentait, encore et toujours, sur la poitrine de René, le portrait tourmenté de Ric, témoignage de l’inoubliable coup de tonnerre de la forêt de Senlis.

      – Ric !…

      Elle regarda Stewe, puis Robin Muscat. Ils hochèrent de nouveau la tête. Martine avait compris et elle tourna un regard horrifié sur le monstre vaincu, le vrüülk qui rampait derrière eux, visiblement sans aucune intention hostile, mais en léchant maintenant ses propres plaies causées par l’arme de René.

      Et la jeune fille se détourna, ne pouvant plus supporter pareille vision, et admettre l’effarante vérité.

      Robin Muscat et Stewe, cependant, songeaient qu’ils n’avaient plus de temps à perdre. Ils avaient poursuivi tenacement leur mission, policière et scientifique, qui consistait à mettre l’homme-foudre hors d’état de nuire. Pour cela, après que l’Interplan eut retrouvé, sans grandes difficultés, la trace des deux fugitifs affolés, ils avaient mis le cap sur Vénus.

      Ils étaient arrivés au moment opportun. Mais, tout d’abord, il importait de faire soigner René.

      La ville neuve édifiée par les Terro-Martiens autour d’un village de Tmex’x, était d’ores et déjà, grâce aux éléments préfabriqués, un centre ultramoderne. Stewe était assuré d’y trouver tous les éléments nécessaires à poursuivre   ses   travaux.   Aussi   l’hélicosphère   embarqua-t-il   René, visiblement mal en point, le vrüülk lui ayant littéralement broyé la jambe gauche,  et  brisé  plusieurs  côtes.  Le  courageux  garçon  respirait  avec difficultés et Stewe ne cachait pas son inquiétude. Martine, selon son habitude, arrivait au bord de l’évanouissement et réagissait. Maintenant, elle se  trouvait  avec  les  miliciens  dans  la  cabine  de  l’hélico.  Des  larmes coulaient sur son visage encore gamin. Elle tenait la main de René, qui ne parlait plus, et regardait avec un faible sourire sa compagne d’infortune.

      Stewe avait fait, à René, une injection de superplasma, pour assurer le maintien vital durant des heures. Car on ne pouvait repartir immédiatement. Il restait à accomplir, sur l’îlot, une tâche assez singulière avant de s’envoler pour la ville.

      Les miliciens, tenant leurs tubes à rayons (modèles plus efficaces que le revolver  dont  s’était  servi  René)  encadraient,  à  toutes  fins  utiles,  le physicien et le détective qui avançaient vers le monstre vaincu. Le vrüülk n’avait pas bougé. Il léchait toujours ses plaies, ses yeux cornés à demi clos. Il affectait les allures d’un animal domestique pris en faute et demeurait

accroupi, son énorme tête triangulaire oscillant lourdement. Il parut craintif à l’approche de Stewe et du détective. Mais ceux-ci, qui s’étaient concertés quelques instants, traitaient sans la moindre crainte l’énorme créature. Les miliciens, crispés, prêts à tout, s’étonnaient de cette attitude courageuse. Ils

connaissaient les vrüülk, ayant assez souvent affaire à eux, lors des patrouilles dans les îles dangereuses qui parsemaient l’océan de boue.

      Le jour montait rapidement, c’est-à-dire que le soleil, énorme flaque rougeâtre aux contours indécis, montait dans le ciel cotonneux et provoquait une recrudescence de température. Stewe se hâtait, aidé de Robin. Il avait amené avec lui, depuis la Terre, une singulière petite valise en plastique noir. Il l’avait ouverte, posée au sol et il déconnectait un certain nombre de fils munis d’électrodes en leur extrémité.

      Les miliciens, moins au courant que Robin Muscat des desseins du savant, pouvaient voir qu’il s’agissait incontestablement d’un appareil d’application des forces électriques. Mais lequel ?

      Évoquant un poste de radio d’un type inconnu, l’installation comportait, au sommet, une ampoule, une ampoule assez banale d’aspect, mais dans laquelle il eut été aisé de reconnaître celle que, à sa clinique de Chantilly, Stewe avait présentée à Robin Muscat comme étant le piège où il se proposait  d’enfermer  le  potentiel  prodigieux  qu’animait  désormais  la pensée de Ric Demarquet le disparu.

      Avec des gestes précis de chirurgien, Stewe s’approcha sans l’ombre de crainte du vrüülk neutralisé. Robin, tendu malgré lui, admirait le sang-froid de Stewe qui tenait plusieurs électrodes reliées à la valise-appareil. Le lourd amphibie vénusien ne se léchait plus, II regardait, d’un air morne, sans bouger, sans se dérober.

      Stewe l’examinait, de ses yeux pâles étrangement expressifs derrière l’indispensable écran des verres contact dont il ne pouvait se passer. Ainsi, Stewe avait l’air d’un praticien qui examine un malade d’un œil purement clinique. Et c’est avec une sûreté médicale qu’il palpa l’animal monstrueux, lequel se laissa faire, et ne broncha même pas tandis que les mains soignées et précises du physicien plantaient les électrodes dans son épine dorsale, après   une   reconnaissance   vertébrale   au    doigté   qui    donnait,   à l’expérimentateur, un maximum de chances.

      Ceci fait, Stewe recula, regardant avec une froide satisfaction la masse d’écaillés grises constituée par le vrüülk, dont l’échiné était piquetée de six électrodes, plantées dans les vertèbres, et toutes reliées à la valise-poste.

      Lentement, Stewe tourna la tête vers Robin Muscat.

      En dépit de son cran, le détective était très pâle :

      – Pensez-vous réussir, Stewe ?

      – Je dois réussir. Mettez-vous bien dans l’esprit, Muscat, que ce n’est que la première partie de l’expérience. Je ne peux encore ramener Ric Demarquet au monde des humains. Dieu sait si j’y arriverai jamais. Du moins ai-je la certitude, en cette minute, de capter l’énergie en laquelle il s’est transformé, et de la catalyser purement et simplement dans l’ampoule piège. Ensuite…

      Il eut un geste évasif. Il savait, comme tous les hommes qui ont poussé très loin la connaissance, qu’il est un certain moment où la Science doit laisser le pas à la Providence, qui est infiniment plus agissante.

      Robin serrait les dents, effaré de ce qu’il attendait, tandis que Stewe posait ses mains polies et sûres sur les commandes de l’appareil.

      Ce qui se passa fut extrêmement simple et les miliciens, prêts à réagir en cas d’action de la bête n’eurent pas à intervenir.

      Stewe établit des contacts, connecta des fils, posa le doigt sur un commutateur…

      Pendant quelques secondes, il ne se produisit rien. Puis le vrüülk leva la tête, ouvrant une gueule immense, non plus menaçante, mais comme tordue sous la douleur. Son échine puissante était parcourue de frissons mais il ne se levait toujours pas. Il se crispa visiblement car on vit son corps écailleux frémir, ses flancs palpiter. Mais il devait être incapable de faire le moindre mouvement de défense ou de fuite.

      Sans doute, pensait Robin Muscat, le vrüülk cherchait-il son réflexe habituel, l’envoi d’une étincelle électrique contre ceux qui le traitaient ainsi. Mais il ne le pouvait déjà plus. Son épine dorsale crépitait, cette fois en multiples petites étincelles, autour des six électrodes qui captaient sa vitalité.

      Et, soudain, l’ampoule piège devint légèrement luminescente. Robin Muscat en oublia de surveiller le vrüülk pour regarder le fil intérieur dont les spires commençaient à rougir. Du rouge, cela passa au blanc, puis à une intensité lumineuse extraordinaire.

      Un véritable spasme agita le monstre des fanges vénusiennes. Mais il demeura sur place, plus horrible que jamais avec ses yeux révulsés. Et Robin Muscat et  les  miliciens le  virent s’écrouler sur le  côté, battant faiblement l’air de ses moignons crispés, alors que l’ampoule piège devenait d’un éclat insoutenable.

      Stewe  demeurait       d’un calme  parfait.  Égal  à  lui-même,  il  suivait l’opération en clinicien. Et quand les miliciens firent mine de tirer sur le vrüülk qui grattait le sol de la tête et des membres, il les arrêta du geste.

      – Est-il mort ? demanda Robin Muscat.

      – N’en  doutez  pas,  cher  ami…  Il  n’a  pu  résister  à  cette  terrible « succion » de courant.

      – Et, dit Robin, est-ce que… est-ce que Ric est ?…

      Les mots manquaient au détective, cependant toujours si maître de lui.

      Stewe se contenta de sourire et approuva du chef :

      – Oui… Regardez. IL EST LA !…

      Robin Muscat en oublia le vrüülk foudroyé — ou plutôt vidé de sa propre foudre et de celle qui avait élu domicile en lui — pour se rapprocher de l’ampoule piège qui étincelait dans la valise.

      Il clignait des yeux, tant son éclat était vif. Stewe eut un petit rire sec :

      – Intenable, n’est-ce pas ? Songez donc qu’en un si petit volume se trouve maintenant condensé tout le potentiel-force qui nous a donné tellement de fil à retordre…

      D’un geste net, il referma la valise, après avoir retiré les électrodes encore plantées dans le corps immobile du vrüülk.

      Robin se frotta les paupières et les miliciens l’imitaient. Ils en étaient encore éblouis et gardaient, au fond de leurs prunelles, l’image cliché de l’ampoule piège, qui semblait s’incruster sur leurs rétines, ainsi que ce souvenir du soleil qui demeure quand on ferme les yeux après l’avoir trop longtemps regardé en face.

      Mais la valise soigneusement fermée enserrait l’ampoule piège et n’en permettait plus à la luminescence de filtrer aucunement.

      Quelques  minutes  plus  tard,  l’hélicosphère s’envolait  vers  la  Cité, emmenant Martine, René en bien mauvais point, le docteur Stewe et Robin Muscat, avec les miliciens constituant l’équipage du patrouilleur.

      L’engin enlevait encore l’étrange petite valise noire qui transportait l’ampoule piège devenue désormais la prison de Ric-énergie.

      Sur la rive de l’îlot battu des flots boueux, sous la brise chaude qui se levait, le cadavre du vrüülk gisait, lamentable. Et, déjà, les oiseaux-phoques s’abattaient sur lui, avides d’un hideux festin…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

      Une nature riche en matériaux, d’énormes éléments préfabriqués en quantité industrielle amenés par astronefs, la bonne volonté inlassable des pacifiques Tmex’x et la ténacité des pionniers avaient transformé, en quelques années, l’humble village des Vénusiens en une cité moderne, jaillissant bizarrement sur cette planète évoquant dans son ensemble le décor d’une préhistoire.

      Si Vénus-City comptait déjà des salles de jeux et des banques, des cinépanoramas et des usines, elle comportait aussi des laboratoires d’études et des cliniques fort bien équipées.

      C’est dans un de ces laboratoires, placé sous la direction du professeur  Mac Gregor,    biologiste   et   physicien de     valeur, venu étudier        la      vie vénusienne, que Stewe allait pouvoir poursuivre ses expériences, avec un maximum de facilité.

      Robin  Muscat  s’était  chargé  des  démarches.  Depuis  les  relations inter-astres, la Terre avait tout de même un peu changé. Si les divers organismes représentant les grandes administrations demeuraient jaloux les uns des autres, le gouvernement central se chargeait d’apaiser les conflits et de réduire au minimum les formalités pour passer de l’un à l’autre. C’est ainsi que Stewe et Muscat avaient eu les mains libres, et tous les rouages de l’immense Interplan à leur disposition pour traquer leurs deux fugitifs, sans compter l’homme-énergie, principal but de leur mission.

      Ensuite, ils avaient pu faire hospitaliser René, et héberger Martine qui refusait d’ailleurs de quitter son ami, dans le domaine ultra-technique et parfaitement climatisé du professeur Mac Gregor.

      Ce dernier, un sexagénaire chevelu, au visage rêveur et à la pensée précise, se trouvait, en compagnie de Stewe, du détective et de Martine, au chevet de René.

      René était gravement blessé. Si son thorax, soigneusement bandé, ne présentait aucune lésion sérieuse, il n’en était pas de même de sa jambe gauche, littéralement broyée par le vrüülk. Encore fallait-il admettre qu’il aurait pu périr sous la dent du  monstre, sans l’éclair qui s’était alors déchaîné et avait singulièrement modifié les allures du monstre.

      Les deux savants étaient anxieux. Il paraissait impossible de sauver le membre malade, que de subtils antibiotiques sauvegardaient d’une gangrène menaçante. Il faudrait, sans nul doute, envisager une amputation pure et simple.

      Martine les avait pressés de lui dire la vérité. Ils avaient dû lui avouer l’acuité de leurs craintes. De plus, René avait été fortement commotionné, et avait perdu beaucoup de sang. La fièvre le harcelait. Pourtant, les traitements perfectionnés du laboratoire Mac Gregor le maintenaient provisoirement en état de supporter cette entrevue.

      Ni Stewe, ni Robin Muscat, n’avaient eu le cœur de faire le moindre reproche aux deux jeunes gens.

      – Si vous vous êtes enfuis ainsi, avait dit le physicien, c’est que vous n’étiez pas dans votre état normal… Vous refusiez de servir d’appât au piège, soit… De là à s’envoler vers une autre planète… Je crois qu’en réalité les assauts répétés de Ric-énergie vous avaient singulièrement détraqués mentalement… Vous étiez en quelque sorte survoltés… et votre cerveau, sous l’impulsion des hyperfréquences, vous représentait les choses les plus simples sous un aspect exagéré… D’où cette fugue…

      Il avait ajouté, reconnaissant toutefois qu’il pouvait ne s’agir que d’une simple hypothèse :

      – Il n’est pas impossible, même, que Ric vous ait suggéré cette fugue… Il cherchait à agir sur vous… Sur René d’abord, sur Martine ensuite. Il a dû parfaitement se rendre compte qu’à ma clinique de Chantilly, en raison du dispositif isolant, ses moyens étaient, sinon annulés (puisqu’il a agi sur la chair même de René), du moins limités… Il a pu chercher à vous attirer ailleurs…

      Martine s’était défendue hautement d’avoir cédé à une pensée venue de l’extérieur. Elle objectait, avec logique, que Ric n’avait plus rien tenté contre eux, et cela durant le long voyage jusqu’à Vénus. En fait, et Robin Muscat le pensait comme Stewe, elle avait surtout à cœur de défendre Ric. Il lui était pénible de croire qu’il s’acharnait sur René, et surtout sur elle…

– Pourtant, murmura Robin Muscat, vous avez fui, petite Martine… Et René avec vous… N’aviez-vous pas l’impression que cette volonté, purement énergétique, était un vampire tenace, avide de votre vie ?…

      Dans son lit, René remua faiblement et les quatre se penchèrent alors vers lui.

      Dans son visage émacié que soulignait une barbe naissante, il agitait les lèvres :

      – Non… Ric avait changé de nature… et il nous faisait peur… nous avions tort…

      – Ne l’avais-je pas dit ? ne put s’empêcher triompher Stewe. La voix faible de René s’éleva encore :

      – Il m’a sauvé… il m’a sauvé du vrüülk… Le physicien approuva de nouveau :

      – Je suis tout à fait de cet avis. Ric, sous sa forme impalpable, vous suivait depuis la Terre… Il ne voulait plus vous faire de mal… Il souhaitait reprendre sa forme première, ou forcer Martine à devenir comme lui, et il s’étonnait seulement de votre résistance… Pourtant, notez-le, cette résistance, il ne cherchait plus à la forcer. Il respectait votre position. D’après votre récit, nous savons qu’il a tenté une nouvelle formule de transmissions en utilisant les zlans-lampyres… Et puis il y a eu la tragique intervention du vrüülk… Quand Ric a « vu »… si je puis dire, son ami René en péril, il a déclenché le dispositif-foudre par ionisation spontanée de l’atmosphère. L’éclair s’est abattu sur le grand animal qui harcelait René…

      Stewe passa une main légèrement tremblante sur son front luisant.

      Là, il pensait à quelque chose de très précis. Martine le regarda. Le professeur Mac Gregor se pinça le nez, ce qui était chez lui l’indice de l’intérêt le plus vif et René remua faiblement sur son oreiller.

      Robin Muscat, partisan des positions nettes, interrogea :

      – Vous pensez, Stewe, à… ce qui s’est alors produit ? L’avez-vous expliqué ?

      – Peut-être ai-je compris… Oui… ce doit être cela…

      Tous étaient suspendus à ses lèvres. Stewe dit alors, beau joueur :

      – Je voulais prendre Ric au piège, avec mon appareil portatif, dans lequel, finalement, je l’ai enfermé. Mais ce n’est tout de même pas moi qui ai réalisé cette capture. Elle s’est effectuée par des moyens naturels, encore qu’inaccoutumés… Suivez-moi bien… Ric-foudre voit René en danger et se précipite à son secours sous la forme présente, c’est-à-dire qu’il foudroie le  vrüülk  Mais  il  le  foudroie  de  tout  son  être,  en  se  précipitant intégralement contre l’animal… Seulement il s’agit d’un monstre doué lui-même d’un appareil électro-biologique. Que se passe-t-il ? Vous savez que l’électricité, cette forme si simple et si complexe qui est l’éther divin du cosmos, se manifeste sous la condition formelle de trouver son complément, positif-négatif, ou vice-versa. Ric, pour provoquer un orage à sa volonté, devait agir comme agissent les puissances électrostatiques atmosphériques qui, pour se manifester, utilisent des « plages », inversement chargées, en séparant les éléments atomiques selon un processus qui demeure un des grands secrets de l’Univers…

      – Je vois, dit Robin Muscat, Ric a engendré une plage en la personne (si je puis dire) du vrüülk, en agissant sur ses cellules électromagnétiques…

      – Vous y êtes. Mais Ric pouvait-il réfléchir ? C’est douteux. Il fonçait d’ailleurs au secours d’un ami en péril. Eût-il été conscient et cérébral qu’il eut   peut-être   foncé   avec   la   même   spontanéité,   sans   mesurer   les conséquences de son geste… Or le vrüülk-plage a servi de catalyseur… Oui, ce catalyseur que je cherchais pour attirer Ric dans mon ampoule, ce catalyseur qui aurait pu être René, avec son cliché sur la poitrine, ce que je voulais éviter à tout prix… Vous voyez la suite ! Ric est « incarné », littéralement, dans le vrüülk. Mais de façon parasitaire. L’animal ne meurt pas, puisqu’il n’est que le négatif de l’éclair positif. Seulement, dans son être balourd, dans son cerveau embryonnaire d’animal préhistorique, se loge une intelligence étrangère, qui, automatiquement, l’emporte sur ses neurones cérébraux plus que primaires… Ric pense, dans le monstre, et non plus  à  l’état  impondérable,  en  vertu  d’un  phénomène  de  sympathie électrique qui nous échappe.

      – Je comprends, cria Martine. C’est pour cela que la bête s’est mise à lécher ses plaies, et qu’il a réagi comme un gros chien…

      – Oui. Et que j’ai crié à Robin de ne plus tirer, de ne pas le tuer… Je croyais avoir compris et je craignais que la mort du vrüülk ne fût aussi la mort définitive de Ric… J’ai tenté l’expérience de captation de l’énergie électrobiologique du vrüülk… Le résultat…

      Il y eut un silence.

      Tous pensaient à l’ampoule piège, iridescente dans le laboratoire voisin de la chambre où reposait René, et qui contenait Ric, sous cette forme, visuelle et permanente, cette fois, mais toujours aussi déroutante.

      Robin Muscat reprit :

      – Ce pauvre bestiau n’y a pas résisté !

      – Non. L’expérience était fatale pour lui. Ric-parasite absorbait, vous vous  en  doutez,  toute  sa  vitalité.  D’abord  en  raison  de  la  supériorité prodigieuse de la pensée humaine sur la pensée purement animale, ensuite en raison de l’incroyable puissance que représente cet homme transformé en potentiel électrostatique. Dès que mes électrodes ont dévoré tout le courant dont le vrüülk était chargé, il s’est écroulé. Mais Ric était délivré de cette prison de chair après avoir été également libéré de cet état fâcheux dans lequel il était plongé depuis votre aventure de la forêt de Senlis…

      Robin Muscat ne put s’interdire de prononcer :

      – Libéré !… C’est un gracieux euphémisme, Stewe… Notre malheureux Ric est vivant, certes, mais captif dans sa petite prison de verre…

      Cette fois, ce fut le professeur Mac Gregor qui parla :

      – Je me suis vivement intéressé à l’affaire et le docteur Stewe a bien voulu m’initier à ses travaux. Je puis vous affirmer, maintenant, que nous rendrons, au fiancé de mademoiselle (Martine fondit en sanglots) sa forme naturelle…

      Le représentant de l’Interpol regarda le professeur :

      – Est-il  indiscret  de vous demander  si… nous devrons attendre longtemps avant que ne soit tentée cette expérience suprême ?

      Mac Gregor ne fit aucune difficulté pour répondre :

      – Je n’en sais rien. Je préfère être franc. J’ai mis mon laboratoire, mes appareils, mes collaborateurs et mon modeste savoir à la disposition de mon aimable confrère… Nous savons déjà que le retour de Ric Demarquet, ou tout au moins une tentative de retour à la vie normale, peut s’effectuer en vertu de deux éléments majeurs. Premièrement apporter à celui qui fut Ric Demarquet la précision linéaire indispensable à retrouver son visage vrai… Vous savez que la pensée humaine ne se fixe généralement qu’en clichés extrêmement fugaces… Ainsi, vous connaissez intimement telle ou telle personne. Vous la reconnaîtriez entre cent mille. Cependant, privé de toute iconographie, êtes-vous absolument sûr d’être capable, en votre esprit, de retrouver les traits exacts du sujet, et, si vous en êtes prié, de le décrire avec certitude ? Il est rare — et monsieur Robin Muscat doit bien le savoir — que des policiers puissent obtenir un signalement absolument exact… Combien de fois des parents, des épouses, ont pu se tromper en croyant reconnaître un disparu dans un individu différent… Ric Demarquet, projeté dans le monde de la foudre n’est plus fixé par le canon biologique. Vous l’avez vu, dans le téléviseur reliefcolor tenter désespérément de se reconstituer, alors que sans cesse, ses traits fuyaient, devenaient flous… Parce que lui-même, comme tous les humains, a beau se connaître et se voir quotidiennement dans un miroir, il ne se connaît pas tout à fait et les détails lui échappent… Êtes-vous jamais certain de la longueur d’une oreille, de l’épaisseur d’un nez ?… Amusez-vous donc à demander autour de vous à diverses personnes de préciser la couleur des yeux de l’être qu’ils aiment, et croient connaître le plus au monde… Vous obtiendrez des résultats ahurissants, des erreurs fondamentales… Or, en la circonstance qui nous occupe, plus d’image de Ric Demarquet. Il a lui-même, maladroitement, détruit ses propres portraits… Mais il en reste un…

Mac Gregor fit une pause. Robin Muscat se mordit les lèvres et Martine pâlit. Le docteur Stewe demeurait impassible derrière ses verres contact.

      René, qui écoutait attentivement, esquissa un faible mouvement de la main  vers  sa  poitrine   le  bandage  orthopédique masquait  le  cliché fulgurant :

      – Ici, Monsieur le Professeur… je demeure le miroir de ce qui a été le visage de mon ami Ric…

      Mac Gregor s’efforça d’être enjoué :

      – Et vous nous rendrez alors un fameux service, Monsieur Timon. Il nous  sera  aisé  de  photographier  à  notre  gré  ce  curieux  phénomène électrobiologique pour obtenir autant d’images de Ric Demarquet que nous en aurons à souhaiter pour mener à bien notre expérience. Nous lui apporterons le reflet fidèle de ce qu’il a été et il se pliera alors, pour sa réincarnation, au gabarit que la Nature et le Créateur lui avaient accordé.

      – Pensez-vous, Monsieur le Professeur, qu’en ce qui concerne le corps de Ric, dont nous ne possédons pas de clichés, la reconstitution puisse présenter des lacunes ?

      – C’est-à-dire ?…

      – C’est-à-dire, précisa Robin Muscat, que Ric, en revenant à sa norme biologique, pourra peut-être retrouver un corps légèrement différent de l’ancien…

      – Ce n’est pas impossible. Mais avouons-le, et mademoiselle Lasserre sera certainement de notre avis, un corps, dans son ensemble, à moins d’importance  qu’un  visage,  qu’une  tête,  qui  reflète  exactement  une personnalité. Ric Demarquet redeviendra un bel athlète… Sa fiancée nous pardonnera s’il n’est pas, tout à fait, celui qu’il était auparavant… Les différences seront d’ailleurs mineures… Encore une fois, je crois que ce qui compte, c’est le faciès, miroir de l’âme…

      Martine s’écria qu’elle accepterait Ric ainsi, s’il lui était rendu.

      Les deux physiciens furent d’accord pour confirmer que Ric, redevenu humain, serait — physiquement — quasi semblable à sa personnalité antérieure.

      Robin Muscat désirait être fixé et, en posant des questions, il répondait aux pensées de Martine, et à celles de René :

      – Je pense que vous allez l’aider à retrouver cette vie… Quels en seront les éléments de base ?

      – Tout  simplement  une  solution  de  plasma,  dont  nous  étudions actuellement la formule exacte. Il s’agit, en quelque sorte, de réaliser un placenta, dans lequel Ric se reconstituera. Ce placenta sera contenu dans une cuve attenant à l’ensemble des appareils nécessaires, et reliée, bien entendu, à l’ampoule dans laquelle est provisoirement enfermé Ric-énergie.

      Martine, René, Robin, rêvaient à la fantastique expérience. Et ce fut encore le détective qui demanda :

      – Mais vous aviez dit :  premièrement apporter à Ric Demarquet la précision  linéaire  de  ce  qui  fut  son  visage  en  lui  fournissant  le plasma-placenta nécessaire à la gestation, fût-elle spontanée, de tout être créé… Il y a donc un deuxièmement…

      Cette fois, Mac Gregor et Stewe se regardèrent, peut-être embarrassés de la question. Stewe eut un geste de sa belle main soignée :

      – Il y a en effet une seconde condition. Elle est d’ordre purement physique… Il s’agit, vous le savez de transformer un potentiel électrique, une fréquence, en puissance agissante. C’est-à-dire que Ric-fluide changera de métabolisme et que ses molécules actuelles subiront, dans le bain de plasma, une transformation radicale… De façon un peu simpliste je dirai que  ce  seront  des  ions  qui  deviendront,  par  le  truchement  d’une cathode-placenta, des cellules humaines… Le processus est un peu plus complexe, mais j’abrège… Or vous savez que l’électricité, la foudre, ont besoin d’une force électrique complémentaire pour se manifester… C’est l’histoire du tonnerre formant arc sur une ligne à haute tension, et qui en catalyse le courant… Une plaque est donc nécessaire pour fixer toute l’électricité qui constitue actuellement Ric…

      – Et cette plaque ?

      – Le bain de plasma, dans sa force d’inertie, ne peut la fournir… Car nous n’aurons encore que deux éléments. Il en faut trois pour réussir l’opération, le positif et le négatif transmutés dans une cathode.

      – Il manque donc le troisième élément…

– Oui.  Pour  jouer  le  rôle  qu’a  joué  le  vrüülk  dans  l’incarnation précédente, et intermédiaire, de Ric-énergie… Mais il ne pouvait, bien sûr, demeurer enfermé dans un corps d’amphibie vénusien…

      Longuement encore, les deux savants, le détective et Martine conversèrent au chevet de René, Mais on fatiguait le blessé, en dépit de l’énergique traitement qui le soutenait. Ils se retirèrent, le laissant à ses infirmières. Martine, d’ailleurs, ne quittait pas le laboratoire dont une des chambres avait été convertie pour recevoir René et, d’heure en heure, elle revenait à son chevet.

      Lui tremblait de fièvre et ne se faisait guère d’illusions. Il se croyait perdu,  ou  tout  au  moins  menacé  d’amputation.  Les  greffes  étaient fréquemment pratiquées, mêmes celles d’un membre. Mais le pourcentage de succès demeurait faible et René, garçon athlétique et sportif, sentait le désespoir l’envahir.

      À travers ses paupières demi closes, il regardait Martine, qui cherchait à lui sourire, à le réconforter. Dans son esprit échauffé par un délire latent, les paroles  des  deux  savants  revenaient  sans  cesse  en  lui.  C’était  sur  sa demande que cette petite conférence scientifique s’était tenue à son chevet et on n’avait pas refusé de lui donner satisfaction, dans le souci bien humain de continuer à l’intéresser à une aventure dans laquelle il avait joué un rôle aussi prépondérant, avant d’être frappé de si cruelle façon.

      – Pauvre Martine… murmura-t-il, à un certain moment.

      La jeune fille saisit les mains brûlantes du courageux garçon :

      – Suis-je à plaindre auprès de vous, mon cher petit René… Et Ric ! Pensez que Ric vit, que Ric pense, que Ric souffre… Ce n’est pas parce qu’il  est  devenu  une  force  agissante  et  dangereuse  que  j’ai  cessé  de l’aimer…

      – Les physiciens vont vous le rendre, Martine…

      Elle pleurait, secouait la tête :

      – Quand trouveront-ils la solution ? Ils ont réussi à l’enfermer dans une petite sphère de verre… Ils préparent la cuve de plasma où s’effectuera la transmutation des atomes… Mais encore tout cela est-il insuffisant puisque, de leur propre aveu, il manque la plaque qui servirait à fixer biologiquement les traits, les contours, de ce qui a été le visage et le corps de Ric… Je sais qu’un portrait établi d’après le cliché gravé en vous, aidera considérablement. Mais…

      – Mais cela sera incomplet, je l’ai bien compris, murmura René. Il faudrait…

      Il se tut, et resserra ses lèvres qui pelaient de fièvre. Martine se pencha sur lui, essuyant avec un mouchoir la sueur qui perlait sur le visage ravagé du blessé. Elle savait que les deux savants étaient d’accord. Il fallait amputer René, sans qu’on ait pour cela la certitude de lui sauver la vie.

      – Qu’est-ce qu’il faudrait, René ?

      Il ne répondit pas. Les yeux clos, il semblait dormir. Martine n’insista pas. Elle mit la lumière de la chambre en veilleuse et s’installa à son chevet. Et, la tête dans ses mains, elle le regardait, songeant avec tristesse qu’elle allait peut-être perdre un ami aussi fidèle, sans que Ric puisse revenir à la norme humaine.

      Mais  René,  en  réalité,  ne  dormait  pas.  Il  se  sentait  très  las  et  il comprenait bien que la vie se retirait de lui.

      Ses pensées, sous son front brûlant, roulaient en un torrent de feu.

      Il pensait à Martine, à Ric. Il s'était  réjoui de leurs fiançailles, de leur union  proche.  Il  cherchait,  pour  eux,  avant  de  mourir,  quelle  serait  la solution, puisque, malgré tout, Ric vivait, dans l'ampoule piège...

      Et sa volonté, farouche, se tendit en lui, vers une pensée définitive.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

      Fascinée, Martine regardait l’ampoule…

      L’éclat en était véritablement hallucinant. Pourtant, en dépit de cette particularité, elle ne pouvait en détacher ses regards. Elle avait même refusé les lunettes noires offertes par Mac Gregor. Elle voulait, jusqu’au bout, suivre l’expérience, demeurer témoin de cet essai de transmutation, dont dépendait le retour de Ric au monde biologique.

      Son bonheur, sa vie, à elle, Martine, tout cela était aussi suspendu au succès de l’expérience.

      Pourtant, en ce moment crucial, elle faisait spontanément abstraction d’elle-même. Gagnée par l’envoûtement scientifique, elle ne se considérait plus que comme une assistante des grands physiciens qui tentaient de faire obstacle à un phénomène naturel sans doute, quoique insolite, qui avait transformé un homme en potentiel électrostatique, en astreignant ses atomes à, reconstituer le puzzle original composant cette autre forme de lui-même, forme sous laquelle il avait normalement vécu, évolué, souffert, aimé…

      Le professeur Stewe, Robin Muscat, se tenaient autour de l’appareil, une réalisation du laboratoire de Mac Gregor, dont la connaissance profonde et l’expérience déjà longue s’étaient mises à la disposition de son cadet Stewe, pour l’aider dans son essai.

      C’était grâce au biologiste venu sur la lointaine planète que Stewe allait pouvoir tenter l’expérience. Et Mac Gregor avait lui-même tracé les plans de la fantastique machine.

      L’ampoule clignotait toujours, capricieusement, au rythme de la pensée de Ric qu’elle enfermait, de Ric qui devait vibrer extraordinairement en apprenant ce qu’on tentait pour lui.

      Cependant, les deux savants et Robin Muscat étaient anxieux. Ils essayaient. Réussiraient-ils ? Il ne fallait pas se dissimuler que Ric ne pouvait redevenir lui-même qu’en utilisant une image fixe de sa personne dissociée. Et cette image, on l’avait réalisée : un magnifique cliché en reliefcolor, sur plaque d’argent, cliché pris, bien entendu, sur la poitrine de René.

      Martine pouvait voir le cliché, maintenu sur un cadre, légèrement incliné vers une cuve de plastique transparent, affectant une forme ovoïde et remplie d’un liquide pourpre : le plasma.

      Mac Gregor et Stewe avaient ainsi reconstitué le berceau naturel de la gestation. La cuve, longue de deux mètres, pouvait contenir aisément un homme couché, de la taille de Ric Demarquet. Et la jeune fille, glacée, mais singulièrement calme, contemplait ce bain sanglant, cette source de vie, que les savants voulaient dynamiser pour y créer le milieu favorable à la seconde naissance de Ric.

      D’autre part du cliché, et lui faisant face, à l’autre extrémité de la cuve, l’appareil-valise était disposé. L’ampoule, ainsi, dominait l’ensemble et son éclat intermittent ne cessait pas, jetant des reflets tremblants sur la vaste salle aux blanches parois où avait lieu l’expérience.

      Et Martine voyait encore un enchevêtrement inouï de fils, de cathodes luminescentes, d’alambics scintillants, de tubes transparents plongeant dans des éprouvettes irisées. Et tout cela vivait, vibrait, engendrant ce murmure à la fois charmeur et inquiétant qui émane des machines trop subtiles nées de la technique humaine, et qui en arrivent à sembler devoir menacer leurs créateurs.

      Mac Gregor répondait des vertus fécondes de sa cuve de plasma. Stewe avait obtenu un résultat fulgurant : la capture de Ric dans l’ampoule piège, grâce, d’ailleurs, à la collaboration involontaire mais efficace du vrüülk des marais qui avait payé cette complaisance de sa vie. Restait l’élément fixateur des traits exacts de Ric, sans lequel l’expérience ne valait pas la peine d’être tentée.

      Le portrait, effarant de vérité, était singulièrement éclairé, et se détachait, présentant de Ric une image fidèle et angoissante. Martine ne pouvait le regarder sans malaise et, d’ailleurs, si elle s’attachait à la vie bouillonnante enfermée dans l’ampoule, elle sentait également son cœur se serrer atrocement.

      Qu’était-il en effet de plus cruel pour elle, voir le reflet de Ric gravé par la foudre sur un épiderme humain, ou voir Ric lui-même, Ric enfermé dans un globe de cristal de dix centimètres de diamètre, et qui paraissait se révolter dans cette étroite prison ?

      Stewe était soucieux et avait fait part de ses craintes, une fois de plus. Robin Muscat avait vu Ric se débattre, dans le poste du studio de Martine, cherchant vainement à fixer ses propres traits. On lui offrait un tremplin sérieux avec le cliché sur plaque d’argent. Mais cela serait-il suffisant ? N’avait-il pas, maladroitement, brutalement, détruit sur la Terre toutes ses photos, simplement en essayant de s’y fixer, et en les calcinant de son formidable potentiel énergétique ?

      – S’il allait aussi détruire ce portrait… ?

      Les trois hommes avaient la même pensée, mais ils se taisaient pour ne pas  inquiéter  Martine.  Discrétion  superflue.  Elle  savait.  Comme  eux, comme René qui reposait à l’étage supérieur dans la chambre à lui affectée, elle n’avait guère confiance. Ric-énergie pourrait se fixer sur une plaque positive,  réceptive  de  ses  électrons  convenablement  traités  dans  la formidable   cathode   que   constituait   l’ensemble.   Mais   les   savants n’agissaient que par acquit de conscience. On reconstituerait Ric sur une base biologique réelle, non avec une photo et un peu de plasma sanguin.

      Mais la base biologique réelle étant la personne même de René, il était nécessaire de trouver un palliatif.

      – Et puis, comme disait le professeur Mac Gregor, ce ne serait pas la première fois que la science humaine se substituerait à la nature. Cela peut marcher !…

      Ils allaient le savoir bientôt.

      Ils échangèrent quelques mots brefs. Seuls Stewe et Mac Gregor agissaient, Martine et Robin Muscat n’étant là qu’en spectateurs, en témoins. Les deux savants, silhouettes blanches dans leurs blouses immaculées, allaient, venaient, silencieux et souples, manipulant les innombrables rouages du merveilleux et terrible appareil dû à leur science.

      Ric savait. Ric, dans son ampoule, déchaînait un véritable orage. Et tous quatre vinrent encore se pencher sur le petit globe où vivait ce qui correspondait à un humain. Stewe, qui s’en était aperçu, avait appelé les autres d’un signe.

      C’était, dans l’ampoule, un orage en miniature. Ils voyaient la condensation nébuleuse dans la partie supérieure, l’humidité-pluie à la base, et les éclairs, qui striaient le globe de façon impressionnante.

      – Il est en colère, dit Robin Muscat de sa voix chaude et sereine, pour faire diversion.

      Ils se turent et reprirent leur place.

      Martine se taisait. Robin Muscat, en dépit de son cran, éprouvait d’étranges battements de cœur. Stewe et Mac Gregor se consultaient du regard.

      – Prêt ?

      – OK.

      Ensemble, ils tournèrent des manettes, pressèrent des boutons, manipulèrent des fils. La machine crépita, jeta de ci et de là quelques étincelles. Puis, elle parut se calmer et ronronna comme une chatte gourmande.

      La machine attendait son moment.

      Pendant quelques minutes où les quatre assistants, retenant leur souffle, attendaient sans oser élire un mot, l’inextricable invention de Mac Gregor et de Stewe se contenta de ce murmure qui annonçait cependant autre chose que de l’inertie.

      Dans son ampoule, Ric devait être furieux car l’orage était plus redoutable que jamais et les éclairs en miniature lançaient leurs reflets d’un bleu livide à travers le laboratoire, burinant fugacement les visages des quatre personnages et, par la même occasion, le portrait de Ric, le singulier portrait en reliefcolor qui paraissait plus vivant que jamais.

      Puis il se passa quelque chose.

      Mac Gregor fit signe aux autres d’approcher.

      Ils arrivèrent, tremblant un peu, et, avec le professeur se penchèrent sur la cuve.

      Le liquide rouge n’était plus inerte. Sa surface, parfaitement plane l’instant  précédent,  était  maintenant  agitée  de  singuliers  frissons,  de frémissements  indiquant,  sans  l’ombre  d’un  doute,  que  cette  masse pré-biologique était subitement animée d’un courant vital.

      La masse sanguine gonflait, bouillonnait par endroits, formait, à d’autres, de véritables petits cratères, et de nombreuses cloques crevaient en surface.

      Des ondes, d’intensités très diverses, parcouraient la surface et, en raison de la transparence de l’immense œuf de cristal, les quatre compagnons pouvaient constater que cette perturbation avait lieu aussi en profondeur, et dans la masse entière du plasma-placenta.

      L’espoir revenait en eux. C’était déjà un prodigieux résultat, car, en raison de la connexion du plasma avec Ric-énergie, avec l’apport du portrait fixant les traits de l’homme à recréer, on savait que le captif de l’ampoule envoyait partiellement son énergie pour vivifier le placenta qu’il lui était donné de féconder.

      Les fils munis     d’électrodes,    qui   avaient     servi         à capter l’énergie électrostatique dans le corps du vrüülk étaient disposés de façon à effleurer la surface sanguine et, à leur base, on voyait maintenant de multiples petites étincelles, semblables à celles qui, dans le studio de la Cité Éblouissante, avaient paru sur tous les appareils ménagers de Martine et jusque sur le pistolet à rayons de Robin Muscat.

      Et puis, crispés, hallucinés, ils virent que le plasma cessait d’être une simple masse liquide. Il cherchait à se condenser, à prendre forme.

      On eût dit qu’un sculpteur invisible s’était mis à façonner cet apport sanguin qui, sous des doigts magiques, prenait consistance au fur et à mesure du travail. Vaguement, dans la cuve, apparut une forme humaine.

      C’était encore imprécis, un peu comme une première ébauche de glaise. Mais  tous  quatre,  silencieux,  attendaient  le  miracle.  Ric  allait-il  se rematérialiser ?

      Robin Muscat, le premier, leva les yeux vers le cliché, qu’on avait un peu oublié. Et tous l’imitèrent.

      Ils frémirent en voyant le visage qui s’animait, qui se crispait.

      Alors, spontanément, Martine cria, et les autres l’encouragèrent…

      La première, elle interpella Ric. La première, elle lui cria son amour toujours vivace, sa confiance, ses encouragements :

      – Lutte !… Lutte toujours… Tu vas nous revenir… Reviens, Ric… Reviens-moi !…

      Et le détective, et les deux savants, eux aussi, mêlaient leurs voix, leurs encouragements, à la parole de Martine.

      Sans doute, de l’ampoule piège, cherchait-il à rejoindre sa forme en se servant du cliché. Le plasma frissonnait et affectait de plus en plus forme humaine, bien que gardant encore sa couleur pourpre. Mais il semblait que l’invisible démiurge fût déjà en train de polir son œuvre, et que les formes se précisaient, s’assouplissaient. Le corps athlétique de Ric revenait, en puissance   dans   ce   placenta   artificiel   que   fécondait   une   énergie électromagnétique.

      – Encore un effort, Ric… Courage !…

      Robin Muscat cria sa confiance.

      Dans le poste de télé de Martine, Ric n’avait pu se retrouver lui-même en raison de l’absence de précisions linéaires. Maintenant, ce n’était plus le cas. Il reconstituerait assez aisément son corps à peu de chose près, sans le secours de l’iconographie, ainsi que les physiciens l’avaient prévu. Mais une image fidèle de sa personne biologique lui était indispensable pour se refaçonner. La tête humaine contient toute la personnalité.

      Martine enfonçait ses ongles dans la chair de ses paumes. Courageusement, elle domptait son émotion. Un espoir immense montait en elle. Ric allait réussir à se libérer. Ric lui revenait. Elle oubliait déjà le cauchemar, elle revivait, comme il allait revivre.

      Normalement.

      Dans l’œuf-cuve, le corps était de plus en plus précis. La tête, à son tour, commençait à se sculpter, alors que, déjà, presque tout le corps était terminé et perdait son aspect rougeâtre pour virer à la coloration épidermique humaine.

      Une lutte était visiblement engagée entre cette masse encore informe qui correspondait au chef de ce grand corps déjà précis, et le cliché qui, vitalisé lui aussi par Ric-énergie, présentait maintenant tous les stigmates de l’effort surhumain.

      Et le tout était ponctué des luminescences variées de l’ampoule, d’où Ric se tenait encore, et travaillait, acharné à se retrouver, grâce au formidable appareil que les savants lui avaient offert.

      – Il revient… Il revient…

      Des larmes coulaient, silencieusement, sur le visage de Martine. Et la joie illuminait ses yeux.

      Un éclair plus violent que les autres brilla dans l’ampoule et tous fermèrent les yeux une seconde, totalement éblouis…

      Et puis la machine cessa de ronronner, tandis qu’une forte odeur de roussi se répandait dans le laboratoire.

      Robin Muscat soutenait Martine. Il avait l’impression qu’une catastrophe venait de se produire.

      Il voyait les deux savants, affolés, perdant leur calme imperturbable de scientifiques, qui se jetaient sur la machine, palpaient les rouages, manipulaient les commandes, sans obtenir désormais aucun résultat.

      L’ampoule irradiait toujours, mais de façon stagnante, sans plus de frémissements, comme si l’énergie humano-électrique, arrivée à son paroxysme, s’était stoppée spontanément dans son effort.

      Mac Gregor eut un geste découragé. La machine ne répondait plus.

      Martine pleurait doucement, non plus de joie et d’espoir cette fois. Et Robin Muscat essayait de sécher ces pleurs de jeune fille, tandis que d’un mouvement de menton, Stewe lui montrait, d’un air désabusé, le désastreux résultat.

      Dans la cuve, tout s’était de nouveau liquéfié et il n’y avait plus que le bain sanglant du plasma, revenu à son état initial. Au-dessus de l’ensemble, le cadre supportant le cliché n’offrait que des débris de photo calcinée, qui fumaient encore.

      Ils soupirèrent. Ce qui s’était passé n’avait rien d’extraordinaire. Ric, toujours violent, s’était servi de la plaque-cliché qu’on lui présentait, mais il n’avait pu coordonner son action avec la vitalisation du placenta. Et, sans doute exaspéré, s’était-il précipité de toute sa puissance sur la plaque d’argent, foudroyant le cliché, fissurant la plaque elle-même, maintenant toute noircie.

      Mac Gregor, le premier, parla :

      – Nous recommencerons, dit-il, un peu dogmatique, comme s’il faisait un cours. Un premier essai manqué, quoique intéressant, n’est pas une expérience définitive. Nous devrons réussir. Notre sujet — voyez-le, il a repris sa place dans l’ampoule, où il se repose — n’est pas entraîné à l’effort terrible que nous lui demandons pour retrouver sa forme biologique. Mais il se disciplinera, il s’habituera… Souvenez-vous, d’après vos propres témoignages, de ce qui s’est passé depuis que Ric Demarquet a été muté en potentiel électrostatique… Il a agi, à chaque essai pour communiquer avec les vivants, selon un processus brutal et maladroit, qui se disciplinait petit à petit…  Dans  ses  messages  à  mademoiselle  Lasserre,  en  utilisant  le Morse-Voretz il a commencé par des balbutiements, des fluctuations violentes et incompréhensibles… Puis il est parvenu à retrouver le code qui lui permettait de s’exprimer… Il a fait de même lors de sa première tentative de reconstitution dans le poste de télé… Vous retrouverez une semblable évolution sur Vénus, alors que Ric-énergie imagine un procédé inédit pour communiquer avec René Timon : en disciplinant à son service les zlans, ces lampyres de la planète… Après quelques essais infructueux, les insectes s’agglomèrent, se sérient, se disposent à la volonté de ce maître inattendu et inscrivent, dans le ciel, le message à transmettre… Enfin, il y a le sauvetage de René attaqué par le vrüülk… Cette fois, Ric n’a pas le temps de se préparer et ne bénéficie pas de tentatives préparatoires… Il lui faut, d’un seul coup, s’abattre sur la bête, si bien qu’il s’y trouve enfermé, capté par l’électricité biologique de l’animal…

      Robin Muscat demanda :

      – Qu’en concluez-vous, Professeur ?

      – Que  Ric,  après  quelques  nouvelles  expériences,  réussira  à  se rematérialiser dans le plasma-placenta, pour peu que nous lui fournissions de  nouveaux  clichés  de  son  propre  visage…  Il  en  détruira  encore quelques-uns, dans sa fougue électrique… Et puis, il s’assagira, il se contrôlera… Il trouvera, de lui-même, la fréquence convenable à se fixer au point focal correspondant à son équilibre cellulaire. Alors, il vous sera rendu, Mademoiselle Martine…

      – Non, Professeur !

      La voix, quoique faible, avait prononcé le « non » sur un ton d’une telle conviction que son autorité les cloua sur place, tous les quatre, autour de la fantastique machine.

      Ensemble, ils s’étaient retournés. Ensemble, ils voyaient René, pâle, chancelant, appuyé sur des béquilles de plastic, résistantes et souples, et qui, enveloppé dans un pyjama noué à la hâte, pénétrait dans le laboratoire.

      Avant qu’ils aient eu la moindre réaction, tant cette entrée du blessé les bouleversait, avant que Mac Gregor ait pu protester contre cette imprudence qui pouvait être fatale au malheureux garçon, René lançait encore :

      – Non, Professeur… Ne dites pas cela… Vous le savez… vous le savez comme moi, l’expérience ratera… Elle ratera encore et toujours… Ric ne pourra être sauvé par votre machine, si merveilleuse soit-elle, s’il ne trouve pas la plaque nécessaire à fixer les électrons qui composent actuellement son corps, pour les transmuter biologiquement…

      – René Timon, vous êtes fou, commença le docteur Stewe… Dans votre état… vous rendez-vous compte de…

      René avançait sur ses béquilles, traînant sa jambe inerte et s’appuyant sur la seule valide. Il fut tout près d’eux :

      – Silence, Docteur… Ma vie ne tient qu’à un fil… S’il me reste un peu d’énergie, je m’en sers pour venir jusqu’ici… Vous tentiez l’expérience sans moi, ce n’est pas chic…

      – Mais, René, s’écria Martine, il était impossible…

      – J’ai le droit d’être là, dit René. J’en ai même le devoir. Parce que ces messieurs l’ont bien compris : sans moi, le retour de Ric est impossible… Le point focal auquel vous faites allusion, je le porte sur moi… Il est gravé dans ma chair… Ric le sait. S’il a renoncé à me torturer et à se servir de moi pour se réincarner c’est parce que, dans l’état fantastique qui est le sien, il demeure capable de ressentir l’amitié et l’amour… Il a dû regretter ses brutalités égoïstes… Il s’abstient… Et même, s’il n’était pas captif dans le piège que vous lui avez tendu, il me laisserait en repos, pour ne pas me tuer…

      – René !

      – Chut, Martine… Ces messieurs vous leurrent… Ils ont des scrupules et c’est à leur honneur… Ils veulent essayer l’expérience sans moi, en me remplaçant par quelques litres de plasma et une photo… C’est inutile ! Dans ces conditions toute réussite est impensable…

      Mac Gregor dit, posément :

      – Je viens d’expliquer que nous réussirons à 1a longue…

      – Non… Non…

      René était blême et la sueur perlait à son front. Il avait dû faire un effort terrible pour s’arracher à son lit et se véhiculer sur une jambe, jusqu’au laboratoire.

      Tout en parlant, il s’était approché de la machine. Maintenant, il s’appuyait sur le rebord de la cuve-œuf. Et il redisait, avec la véhémence des grands malades qui usent leurs dernières forces :

      – Sans moi… vous ne pourrez rien… Ric est perdu…

      Il avait lâché ses béquilles et s’appuyait sur la machine. De sa main libre, il les repoussa lorsqu’ils voulurent s’approcher, l’emmener, le recoucher dans son lit de l’étage supérieur duquel il s’était échappé pour les rejoindre. Martine, se tordant les bras, cria :

      – René… je vous en prie… Soyez raisonnable…

      – Je le suis, Martine… Ma vie se termine… Et je voudrais s’il en est temps encore…

      Se tenant debout sur sa jambe saine, il les stupéfia en arrachant son pyjama. Stewe gronda :

      – René… Vous avez enlevé votre pansement… Mais vous êtes pire qu’un gosse…

      En effet, le bandage maintenant les côtes brisées avait disparu. René s’en était délivré et son torse amaigri, tuméfié, montrait encore l’image-foudre représentant Ric Demarquet, tel qu’il avait été photographié pour obtenir le cliché de la machine.

      René serra les dents. Il devait atrocement souffrir. Les quatre eurent un mouvement spontané vers lui. Il les arrêta encore :

      – Je vous en supplie… Une minute…

      Il y avait tant d’angoisse, de prière, dans cette voix de mourant, qu’ils lui obéirent, bouleversés d’émotion.

     René, maintenant, parlait à voix basse :

      – Ric… Ric… Tu m’entends ?… Ric… Tu vas revivre… Ric… Je vais t’aider…

      Ric-énergie comprit-il ? Toujours est-il que l’ampoule piège, dont la clarté   était   stagnante   depuis   l’expérience   manquée,   recommença brusquement à donner des éclats d’une luminescence variée.

      – Ric… appela encore René, dont la voix se brisait.

      D’une main, il se crispa sur le bord de la cuve pour garder un point d’appui. De l’autre, il saisissait une des électrodes, pendant au bout d’un fil relié à l’ampoule piège et qui trempait dans le bain de plasma.

      Avant qu’ils aient pu le lui interdire, il se l’appliquait contre la poitrine, à hauteur du pectoral où la foudre avait inscrit l’image de Ric. Le geste fut si violent que les pointes métalliques entrèrent dans la chair et que le sang jaillit.

      Un quadruple hurlement monta dans le laboratoire. Martine, Robin Muscat, Mac Gregor et le docteur Stewe avaient compris en même temps, mais trop tard.

      L’ampoule piège éclatait avec un bruit de tonnerre, projetant dans tous les azimuts ses éclats pulvérisés. Un formidable remous avait agité le plasma dans la cuve-œuf. René chancelait et s’écroulait, raide mort.

      Stewe, dont les yeux pâles luisaient sous les verres contact, exprimant une émotion insensée, se maîtrisa, se pencha sur le corps du jeune homme, posa la main sur le cœur. Il rencontra alors le regard de Robin Muscat.

      Il confirma, d’un signe de tête, ce que redoutait le représentant de l’Interplan.

      Mais Mac Gregor et Martine, eux, criaient à leur tour. Stewe et Robin se retournèrent. Un corps était étendu dans la cuve-œuf, le corps nu d’un athlète d’une trentaine d’années, parfaitement constitué, et dont les traits étaient exactement ceux de Ric Demarquet, le fiancé de Martine.

      Et l’ami de René, qui avait donné pour lui ce qui lui restait de vie…

      Martine, grelottant d’émotion, mais  soutenue par  un  sentiment qui n’avait pas de nom dans les langues des Humanoïdes, étendait une main fébrile vers le visage de Ric, qui s’animait légèrement.

      Il ouvrit les yeux…

      Mac Gregor, lui, regardait alternativement Ric ressuscité et René mort.

      – La marque de la foudre a disparu, dit-il, en désignant du doigt la poitrine de René.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

      C’était à bord de l’astronef qui filait dans l’espace, venant de Vénus et ramenant  Robin  Muscat,  Stewe,  Martine  et  Ric  sur  la  Terre,  leur planète-patrie.

      Stewe avait pris congé de Mac Gregor. Mais ses amis ne le voyaient guère au cours du voyage. Il passait son temps dans sa cabine, classant les notes qu’il avait prises au cours de l’aventure, pour préparer un mémoire à l’usage des savants. Il voulait conclure que bien des disparitions inexpliquées ne sont pas obligatoirement des trépas, et que d’autres êtres, comme Ric, aux atomes dissociés par la foudre, existent peut-être encore dans l’Univers.

      Ric et Martine parlaient peu. Des sentiments renaîtraient un peu plus tard, et s’épanouiraient. La vie reprendrait ses droits. Pour l’instant, ils pleuraient René, et c’était leur lien le plus solide.

      Robin Muscat, souvent, se joignait aux fiancés. Alors Ric exprimait ses regrets, voire ses remords. Il s’accusait d’avoir été égoïste et brutal, alors qu’il était transformé en potentiel électrostatique. N’avait-il pas exigé, au départ, le sacrifice de René, voire en cas d’échec celui de Martine ?

      – Je ramenais tout à moi, voyez-vous, je ne pensais qu’à moi-même. Ou que lui me serve de tremplin, ou qu’elle vînt me rejoindre pour partager mon sort… Je sais que je pensais… Je ne peux affirmer que je réfléchissais… J’étais conscient, mais non spéculatif…

      – Ceci vous excuse, répondait Robin Muscat. D’autant plus qu’un peu plus tard, vous vous êtes assagi… De plus, quand le vrüülk a attaqué René, vous avez fondu tout entier à son secours…

      – Tout cela est vrai. Mais René est mort. Mort pour me sauver et me rendre à Martine. J’ai honte…

      – N’ayez pas honte. René serait mort, de toute façon. Et son dernier geste a été sublime. Il a donné sa vie pour votre bonheur à tous les deux. Acceptez ! Ce serait lui faire de la peine que de refuser…

      Et le détective, le visage au hublot de l’astronef, murmura, en regardant le fond d’étoiles fixes sur le velours noir de l’infini :

      – Il n’est plus un être biologique… Il n’est pas, comme vous l’avez été, une force électrostatique en suspens… Mais cela ne veut pas dire qu’il ne soit plus en état de vous aimer encore…

 

 

 

 

 

 

 

 

FIN